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— Mon cher, ce qui m’arrive est stupéfiant. Je suis presque amoureux… Une femme rencontrée tantôt chez des petits bourgeois… une blonde oui, plutôt blonde et pas très grande… une figure douce et songeuse. Nous avons beaucoup causé, et j’ai découvert une âme exquise, une âme rare, sœur de la mienne.

Chancerel se mit à rire ; mais, le surlendemain, ce fut lui qui s’écria nerveusement :

— Eh bien ! moi aussi, j’ai mon aventure, et je n’y comprends rien. Jamais une femme ne m’a troublé comme celle que j’ai vue aujourd’hui dans un salon… Un visage sévère de brune… des attitudes hautaines… une conversation nette, claire, substantielle… Ça n’a pas traîné… Je lui plaisais, elle me l’a dit, en mondaine qui sait ce qu’elle fait.

Chacun d’eux désormais tint l’autre au courant de son intrigue. L’amie du poète était mariée à un voyageur de commerce toujours absent. Elle habitait un appartement exigu, simple, aux pièces intimes. Elle y vivait seule, souvent étendue en des poses de rêverie, le regard vague, ses cheveux blonds épandus sur ses épaules, comme une gerbe de blé.

— Elle résiste… et moi, je ne la presse pas trop. Le son de sa voix, le parfum de son être, autant de joies qui me permettent d’attendre la joie suprême. Quelle créature délicieuse, faite de poésie et de tendresse et de confiance !

Le philosophe ripostait :

— La mienne est veuve. Un intérieur luxueux, des tapis, des plantes, des velours. Dans ce cadre elle m’en impose, avec sa noblesse de patricienne, avec ses cheveux noirs, d’un noir aile de corbeau. Nous étudions nos sentiments…