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LA CHAIR TRIOMPHANTE


La barque où je flânais, couché, les rames à l’abandon, reçut un choc. Je me levai. Une autre barque flottait le long de la mienne, et, tout de suite, la présence me frappa d’une femme au visage très doux, au buste largement épanoui.

Depuis deux mois que la guérison d’une bronchite me retenait à Beaulieu, c’était la première que je rencontrais de beauté indiscutable et de séduction immédiate. Et, pourtant, j’avais bien cherché, sur toute la côte, de Cannes à Menton, dans tous les bals et dans toutes les redoutes, avec l’ardeur de mes vingt ans avides d’aventures.

Elle ne parut pas me remarquer. En compagnie d’un vieux matelot, elle pêchait des oursins, sortes de coquillages en forme de châtaignes, que l’on agrippe à l’aide de grands bambous. Je pus l’examiner. Elle agissait par mouvements simples et graves, et cette lenteur de gestes m’enchanta comme un rythme harmonieux ; mais l’infinie douceur de ses traits était son charme le plus insinuant, et je fus stupéfait en constatant qu’une telle douceur provenait de rides multiples, de paupières battues, d’une fatigue visible. Je ne doutai point qu’elle eût dépassé la quarantaine.

À la fin, mon indiscrétion la gêna. Nos regards se croisèrent. Je la dévisageai hardiment. Elle détourna les yeux. Je dus m’éloigner.