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te et un mars, onze heures du soir », et sa signature : « Hippolyte Fauville ».

Déjà, cette enveloppe, M. Desmalions l’avait ouverte d’une main hâtive. Au premier coup d’œil sur les pages écrites qu’elle contenait, il tressaillit.

— Ah ! Le misérable, le misérable, dit-il. Est-ce possible qu’il existe de pareils monstres ? Oh ! quelle abomination !

D’une voix saccadée, que la stupeur rendait plus sourde par moments, il lut :

« Le but est atteint, mon heure sonne. Endormi par moi, Edmond est mort sans que le feu du poison l’ait tiré de son inconscience. Maintenant, mon agonie commence. Je souffre toutes les tortures de l’enfer. À peine si ma main peut tracer ces dernières lignes. Je souffre, je souffre. Et pourtant, mon bonheur est immense !

» Il date, ce bonheur, du voyage que j’ai fait à Londres, avec Edmond, il y a quatre mois. Jusque-là, je traînais l’existence la plus affreuse, dissimulant ma haine contre celle qui me détestait et qui en aimait un autre, atteint dans ma santé, me sentant déjà rongé par un mal implacable, et voyant mon fils débile et languissant. L’après-midi, je consultais un grand docteur, et je ne pouvais plus garder le moindre doute : un cancer me rongeait. Et je savais, en outre, que mon fils Edmond était, comme moi, sur la route du tombeau, irrémédiablement perdu, tuberculeux.

» Le soir même, l’idée magnifique de la vengeance naissait en moi.

» Et quelle vengeance ! Une accusation, la plus redoutable des accusations, portée contre un homme et une femme qui s’aiment. La prison ! la cour d’assises ! le bagne ! l’échafaud ! Et pas de secours possible, pas de lutte, pas d’espoirs ! Les preuves accumulées, de ces preuves si formidables que l’innocent lui-même doute de son innocence et se tait, accablé, impuissant. Quelle vengeance !… Et quel châtiment ! Être innocent et se débattre vainement contre les faits eux-mêmes qui vous accusent, contre la réalité elle-même qui crie que vous êtes coupable !

» Et c’est dans la joie que j’ai tout préparé. Chaque trouvaille, chaque invention soulevait en moi des éclats de rire. Dieu ! que j’étais heureux ! Un cancer, vous croyez que cela fait du mal ? Mais non, mais non. Est-ce que l’on souffre dans son corps, lorsque l’âme frissonne de joie ? À cette heure, est-ce que je sens la brûlure atroce du poison ?