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haine que se sont asservies toutes mes réflexions. Qui donc pouvait haïr ainsi ? À quelle exécration Marie-Anne et Sauverand avaient-ils été sacrifiés ? Quel était le personnage inconcevable dont le génie pervers avait entouré ses deux victimes de chaînes si puissamment forgées ?

» Et une autre idée dirigeait mon esprit, plus ancienne celle-là, et qui m’avait frappé à plusieurs reprises, et à laquelle j’ai fait allusion devant le brigadier Mazeroux, c’était le caractère vraiment mathématique de l’apparition des lettres. Je me disais que des pièces aussi graves ne pouvaient être versées au débat à époques fixes sans qu’une raison primordiale exigeât précisément la fixité de ces époques. Quelle raison ? S’il y avait eu intervention humaine, il y aurait eu plutôt, n’est-ce pas, irrégularité volontaire, et surtout à partir du moment où la justice s’était saisie de l’affaire et assistait à la délivrance des lettres. Or, malgré tous les obstacles, les lettres continuaient à venir, comme si elles n’eussent pas pu ne point venir. Et ainsi la raison de leur venue se fit jour en moi, petit à petit : elles venaient mécaniquement, par un procédé invisible, réglé une fois pour toutes et qui fonctionnait avec la rigueur stupide d’une loi physique. Il n’y avait plus là intelligence et volonté consciente, mais tout bêtement nécessité matérielle.

» C’est le choc de ces deux idées, l’idée de la haine qui poursuivait les innocents et l’idée de force mécanique qui servait aux desseins du « haïsseur », c’est le choc de ces deux idées qui suscita la petite étincelle. Mises en contact l’une avec l’autre, elles se combinèrent dans mon esprit, et provoquèrent en moi ce souvenir que Hippolyte Fauville était ingénieur ! »

On l’écoutait avec une sorte d’oppression et de malaise. Ce qui se révélait peu à peu du drame, au lieu d’amoindrir l’anxiété, l’exaspérait jusqu’à la rendre douloureuse.

M. Desmalions objecta :

— Si les lettres arrivaient à la date indiquée, remarquez cependant que l’heure variait chaque fois.

— C’est-à-dire qu’elle variait selon que notre surveillance s’exerçait ou non dans les ténèbres, et voilà justement le détail qui me fournit le mot de l’énigme. Si les lettres, précaution indispensable, et dont nous pouvons nous rendre compte aujourd’hui, ne parvenaient qu’à la faveur de