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La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, et le buste incliné, elle se taisait.

Il reprit, d’une voix qui sonnait clairement :

— Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que je parle sans embarras et la tête haute ? Oui, n’est-ce pas ? Si j’avais été, avant la guerre, tel que je suis aujourd’hui, mutilé, je n’aurais pas eu cette assurance, et c’est humblement, en vous demandant pardon de mon audace, que je vous aurais avoué mon amour. Mais maintenant… Ah ! croyez bien, maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et que j’aime passionnément, je n’y pense même pas, à mon infirmité. Pas un instant, je n’ai l’impression que je puis vous paraître ridicule ou présomptueux.

Il s’arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, il repartit :

— Et il faut qu’il en soit ainsi. Il faut que l’on sache bien que les mutilés de cette guerre ne se considèrent pas comme des parias, des malchanceux et des disgraciés, mais comme des hommes absolument normaux. Et oui, normaux ! Une jambe de moins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu’on n’ait point de cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m’aura pris une jambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, je n’aurai pas le droit d’aimer, sous peine de risquer une rebuffade ou de deviner qu’on a pitié de moi ? De la pitié ? Mais nous ne voulons pas qu’on nous plaigne, ni qu’on fasse un effort pour nous aimer, ni même qu’on se croie charitable parce qu’on nous traite gentiment. Ce que nous exigeons, devant la femme comme devant la société, devant le passant qui nous croise comme devant le monde dont nous faisons partie, c’est l’égalité totale entre