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JE SAIS TOUT

Massignac se tourna vers les spectateurs, sans paraître se démonter et, la mine souriante, il eut un geste d’épaule nonchalant, comme s’il eût dit :

— Que voulez-vous ? Je prends mes précautions. N’est-ce pas mon droit ?

Et, toujours avec sa bonhomie goguenarde, il tira une clef de son gilet et ouvrit une petite porte pratiquée dans la grille de fer. C’était la dernière enceinte avant le mur. Il y pénétra.

Cette façon de jouer au dompteur qui se met à l’abri derrière les barreaux de la cage, parut si comique que des éclats de rire se mêlèrent aux coups de sifflet.

— Il a raison, l’excellent Massignac, approuva mon voisin. Comme ça, il évite que les mécontents ne le passent à tabac s’il échoue, et, s’il réussit, que les enthousiastes ne se précipitent sur le mur et ne se rendent compte du truc.

Il y avait un escabeau dans l’enceinte fortifiée. Théodore Massignac s’y assit de biais, à quatre pas en avant du mur et, braquant sa montre vers le public, il la tapota de l’autre main pour expliquer que l’heure décisive allait sonner.

Le crédit qu’il obtint ainsi dura quelques minutes. Mais le vacarme reprit aussitôt et devint assourdissant. On perdait soudain toute confiance. L’idée de la mystification s’imposait à tout le monde, d’autant qu’on ne saisissait pas bien pourquoi le spectacle devait commencer à telle heure plutôt qu’à telle autre, puisque cela ne pouvait dépendre que de Théodore Massignac.

— Rideau ! rideau ! cria-t-on.

Au bout d’un moment, et non pas pour obéir à l’injonction, mais parce que les aiguilles de sa montre semblaient le lui commander, il se leva, s’approcha du mur, fit glisser une plaque de bois qui cachait deux boutons électriques, et posa le doigt sur l’un d’eux. Le rideau de fer descendit et s’enfonça dans le sol.

L’écran apparut tout entier, en plein jour, hors des proportions communes.

Je tressaillis devant cette surface plane, où s’étalait en une couche gris foncé le mystérieux enduit. Et le même frisson secoua la foule chez qui s’éveillait aussi le souvenir de mes dépositions. Était-il possible que l’on fût sur le point d’assister à l’un de ces extraordinaires spectacles dont le récit avait suscité tant de polémiques ? Avec quelle ardeur j’en faisais le vœu ! En cette minute solennelle, j’oubliais toutes les phases du drame, toute mon horreur contre Massignac, tout ce qui se rapportait à Bérangère, à la folie de ses actes, aux angoisses de mon amour, pour ne penser qu’à la grande partie qui se jouait autour de la découverte de mon oncle. Ce que j’avais vu s’évanouirait-il dans les ténèbres d’un passé que, moi-même, seul témoin des miracles, je finissais par mettre en doute ? Ou bien l’incroyable vision surgirait-elle une fois encore, et d’autres fois après celle-là, pour apprendre à l’avenir le nom de Noël Dorgeroux ? Avais-je eu raison en sacrifiant au triomphe de la victime la vengeance que réclamait sa mort ? Ou bien m’étais-je fait complice de l’assassin dont je ne dénonçais pas le crime abominable ?

Aucun bruit maintenant ne flottait dans le grand silence. Les visages étaient crispés. Les regards s’écrasaient sur la muraille vide. On évoquait avec la même anxiété, l’anxiété de mes attentes en face de ce qui demeurait encore invisible, et qui se préparait dans les profondeurs de la matière. Et la volonté de mille spectateurs s’unissait à la volonté de Massignac, lequel, debout, le dos voûté, la tête en avant, interrogeait éperdûment l’horizon impassible du mur.

Ce fut lui, le premier, qui vit la première lueur. Un cri lui échappa, tandis que ses deux mains s’agitaient frénétiquement en l’air. Et, presque aussitôt, comme des étincelles qui crépitent de tous les côtés, d’autres cris s’éparpillèrent dans le silence, qui se reforma instantanément, plus lourd et plus épais.

Les Trois Yeux étaient là.

Les Trois Yeux dessinaient sur l’écran leurs trois triangles recourbés.

En présence du phénomène inconcevable, le public n’eut pas à subir la sorte