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JE SAIS TOUT

feuillage, taillé droit, s’écarte doucement et, par mouvements insensibles, un homme sort de l’ombre, un homme, lui aussi, élégant et jeune.

Sa face est dure, ses mâchoires serrées. Il a un couteau à la main. Il avance de trois ou quatre pas. La femme ne l’entend point, et la petite fille ne peut le voir. Il avance encore, avec des précautions infinies pour que le sable ne craque pas sous ses pieds et qu’aucune branche ne remue à son contact.

Il domine la femme. Son visage est effrayant de cruauté et de volonté inflexible. Celui de la femme est toujours souriant et heureux.

Le bras se lève lentement au-dessus de ce sourire et de cette joie de vivre. Puis il redescend avec la même lenteur, et c’est brusquement, d’un coup sec porté au bas de l’épaule gauche et vers le cœur, qu’il frappe.

Aucun bruit, sûrement. Un soupir, tout au plus, comme l’unique soupir qu’exhale, dans le silence effrayant, la foule de l’Enclos.

L’homme a retiré l’arme. Il écoute un instant, se penche sur le corps inerte qui s’est affaissé dans le fauteuil, tâte la main, puis recule à pas mesurés vers le rideau de feuillage qui se referme sur lui.

L’enfant n’a pas cessé de jouer. Il rit et il parle. La vision s’évanouit.

Cette fois, deux hommes se promènent dans un chemin désert, le long duquel coule une mince rivière. Ils causent, sans entrain, ainsi que l’on cause de la pluie et du beau temps.

Comme ils reviennent sur leurs pas, nous nous apercevons que celui des deux hommes que son compagnon nous cachait jusqu’ici, tient un revolver.

Tous deux s’arrêtent et continuent de parler. Mais le visage de l’homme armé se décompose et prend cette même expression criminelle que nous avons vue chez le premier assassin. Et, soudain, le geste d’attaque, le coup de feu, l’autre qui tombe, et l’assassin qui se jette sur lui et lui arrache un portefeuille…

Il y eut, encore quatre crimes, dont aucun n’eut pour auteur ou pour victime un personnage qui nous fût connu. C’étaient autant de faits divers, très courts, restreints à l’essentiel : la représentation paisible d’une scène de la vie quotidienne et l’explosion subite du meurtre dans son horreur et sa bestialité.

Le spectacle en était affreux, surtout à cause de l’expression de confiance et de sérénité que gardait la victime pendant que nous voyions, nous, se dresser au-dessus d’elle le fantôme de la Mort. L’attente du coup que nous ne pouvions pas détourner nous laissait haletants et terrifiés.

Et une dernière image d’homme nous apparut. Une exclamation sourde monta de l’amphithéâtre. C’était Noël Dorgeroux.

IX

Le château de Pré-Bony

L’exclamation de la foule me prouva qu’à la vue du grand vieillard, connu de tous par ses portraits et par l’affiche placardée aux portes de l’Enclos, la même pensée nous avait heurtés instantanément. Du premier coup, l’on comprenait. Après la série des visions criminelles, nous savions ce que signifiait la venue sur l’écran de Noël Dorgeroux, et vers quel inexorable dénouement tendait l’histoire que l’on nous racontait. Il y avait eu six victimes. Mon oncle serait la septième. Nous allions assister à sa mort et voir la face même de l’assassin !

Tout cela était combiné avec un art déconcertant, et une logique dont la rigueur implacable nous étreignait. Nous étions comme emprisonnés sur une route atrocement douloureuse qu’il nous fallait suivre jusqu’au bout, malgré