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JE SAIS TOUT

Et, en ce cas, voulait-il me contraindre à parler, en employant avec moi les mêmes moyens qu’avec son ancien complice ? Ou bien s’agissait-il entre nous de Bérangère, de cette Bérangère que nous aimions tous les deux, et, de qui, chose étonnante, il n’avait même pas parlé à Massignac ? Autant de questions auxquelles il allait me répondre. — Si toutefois il vient, pensais-je.

Car enfin, il n’était pas là, et aucun bruit ne s’élevait dans la maison. Que faisait-il ? Assez longtemps, je restai contre la porte par où il eût dû entrer, l’oreille collée au battant, prêt à me défendre bien que je n’eusse pas d’arme.

Il ne vint pas. Je retournai à la fenêtre. Aucun bruit non plus par là.

Et c’était effrayant, ce silence qui semblait grandir et s’étendre sur tout le fleuve et dans tout l’espace, ce silence que ne troublait même plus le râle de Massignac. Vainement je forçais mes yeux à regarder. L’eau du fleuve demeurait invisible.

Je ne voyais plus et je n’entendais plus Théodore Massignac.

Je ne le voyais plus et je ne l’entendais plus… Constatation effarante ! Avait-il donc glissé le long du pieu ? L’eau qui étouffe et qui tue avait-elle monté jusqu’à sa bouche et jusqu’à ses narines ?

D’un grand coup de poing je frappai la persienne. L’idée que Massignac était mort ou qu’il allait mourir, cette idée que je n’avais pas eue très nettement jusque-là, me secouait de terreur. Massignac mort, c’était la perte irréparable du secret. Massignac mort, Noël Dorgeroux mourait une seconde fois.

Je redoublai d’efforts. Certes, il était hors de doute pour moi que Velmot approchait, et que la lutte s’engagerait entre nous : je ne m’en souciais pas. Aucune considération ne pouvait m’arrêter. Il me fallait sur le champ courir à l’aide, non pas de Massignac, mais, me semblait-il, de Noël Dorgeroux, dont l’œuvre prodigieuse allait être anéantie. Tout ce que j’avais fait jusqu’ici, en protégeant par mon silence les entreprises criminelles de Théodore Massignac, je devais le continuer en sauvant de la mort l’homme qui connaissait l’indispensable formule.

Comme mes poings ne suffisaient pas, je cassai une chaise et me servis pour frapper d’un des barreaux. D’ailleurs, la persienne n’était pas bien solide, puisque des lames déjà manquaient en partie. Une autre sauta, puis une autre. Je pus passer le bras et lever une traverse de fer assujettie à l’extérieur. La persienne céda aussitôt. Je n’eus qu’à enjamber le rebord de la fenêtre et à descendre sur la berge.

Décidément Velmot me laissait le champ libre. Sans perdre un instant, je passai près de la chaise, renversai la table, et trouvai facilement la barque.

— Me voici ! criai-je à Massignac. Tenez bon.

D’une poussée vigoureuse, j’arrivai jusqu’à l’un des poteaux en répétant :

— Tenez bon… tenez bon… me voici…

Je saisis la corde à pleines mains, au fil de l’eau, et glissai jusqu’au crochet, croyant heurter la tête de Massignac. Je ne rencontrai rien. La corde avait descendu, le crochet se trouvait dans l’eau et ne portait aucun poids. Le cadavre avait dû glisser au fond de l’eau, et le courant l’avait emporté.

À tout hasard cependant, je plongeai la main aussi loin que possible. Mais une détonation me releva brusquement. Une balle avait sifflé à mes oreilles. En même temps, Velmot, que je devinais courbé sur la berge, comme un homme qui se traîne, balbutiait d’une voix étranglée :

— Ah ! bougre de coquin… t’en as profité, hein ? Et Massignac, tu vas le sauver peut-être ? Ah ! bougre de coquin, attends un peu.

Il tira deux fois encore, au jugé, car je m’éloignais rapidement. Aucune des balles ne m’atteignit. Bientôt je fus hors de portée.