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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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— Ah ! gémit Rolleston en s’affaissant. Je suis perdu. »

L’ivresse, la stupeur, et plus encore évidemment sa lâcheté naturelle le paralysaient. Sans opposer la moindre résistance, il se laissa renverser et désarmer par Antonio, tandis que Simon et Isabel se jetaient dans les bras l’un de l’autre.

« Mon père ?… murmura la jeune fille.

— Il est vivant. Ne craignez rien. »

Ensemble, ils allèrent le délivrer. Le vieux gentleman était à bout de forces. C’est à peine s’il put serrer la main de Simon et embrasser sa fille. Toute défaillante, elle aussi, secouée d’un tremblement nerveux, elle tomba dans les bras de Simon en balbutiant :

« Ah ! Simon, il était temps !… Je me serais tuée… Ah ! quelle ignominie ! Comment oublier jamais ?… »

Quelle que fût sa détresse cependant, elle eut l’énergie de retenir la main d’Antonio alors qu’il était sur le point de frapper Rolleston.

« Non, je vous en prie… Simon, vous pensez comme moi, n’est-ce pas. Nous n’avons pas le droit… »

Antonio protesta :

« Vous avez tort, mademoiselle. Un monstre comme celui-là, il faut s’en débarrasser.

— Je vous en prie…

— Soit. Mais je le retrouverai. Nous avons un compte, lui et moi. Monsieur Dubosc, un coup de main pour le ficeler. »

L’indien se hâtait. Sachant la ruse qu’avait employée Simon pour éloigner les gardes, il supposait que ceux-ci reviendraient aussitôt, sans doute escortés de camarades. Il poussa donc Rolleston jusqu’à l’extrémité du couloir et le jeta dans un réduit obscur.

« Comme cela, dit-il, les complices, ne retrouvant pas leur chef, le chercheront dehors. »

Il ligota également et enferma la grosse femme qui commençait à se réveiller de sa torpeur. Puis, malgré l’épuisement de lord Bakefield et d’Isabel, il les ramena vers l’escalier.

Simon dut porter Isabel. Quand il déboucha sur le pont de la Ville-de-Dunkerque, il fut stupéfait d’entendre des crépitements et de voir la grande gerbe de cailloux et d’eau qui montait vers le ciel. Par une coïncidence heureuse, le phénomène se produisait comme il l’avait annoncé, et créait une agitation dont ils avaient le temps de profiter. Isabel et lord Bakefield furent étendus sous la bâche, cette partie de l’épave demeurant déserte. Puis, en quête de nouvelles, Antonio et Simon vinrent du côté de l’escalier. Un groupe de bandits s’y engouffrait en vociférant :

« Le chef ! Rolleston ! »

Plusieurs d’entre eux interrogèrent Antonio qui affecta le même désarroi :

« Rolleston ? Je le cherche partout. Il doit être aux barricades. »

Les bandits refluèrent et galopèrent sur le pont. Au pied de l’estrade, il y eut un conciliabule, après lequel les uns coururent vers l’enceinte tandis que les autres, suivant l’exemple de Rolleston, hurlaient :

« Tout le monde à son poste ! Pas de pitié ! Mais tirez donc là-bas ! »

Simon murmura :

« Qu’y a-t-il ?

— Du flottement, répondit Antonio, de l’hésitation. Regardez au-delà de l’enceinte. La foule attaque à plusieurs endroits.

— Mais on tire dessus.

— Oui, mais en désordre, au hasard. L’absence de Rolleston se fait déjà sentir. C’était un chef, lui. Si vous l’aviez vu organiser, en quelques heures, ses deux ou trois cents recrues et répartir chacun selon ses aptitudes ! Il ne régnait pas seulement par la terreur. »

L’éruption dura peu et Simon eut l’impression que la pluie d’or était moins abondante. Elle n’en attira pas moins ceux qui étaient chargés de la recueillir et d’autres que la voix du chef ne stimulait plus et qui abandonnèrent la barricade.

« Tenez, dit Antonio, les attaques redoublent de fureur. L’ennemi sent bien qu’il y a relâchement chez les assiégés. »

De toutes parts, le glacis était envahi et de petites troupes s’avançaient, d’autant plus nombreuses et plus hardies que la fusillade devenait moins intense. La mitrailleuse ne fonctionnait plus, abandonnée ou démolie. Les complices, restés devant l’estrade, incapables d’imposer leur autorité et de rétablir la discipline, sautèrent dans l’arène et coururent aux tranchées. C’étaient les plus résolus. Les assaillants hésitèrent.

Ainsi, durant deux heures, il y eut des alternances de fortune. Lorsque la nuit vint, la bataille était indécise.

Simon et Antonio, voyant l’épave délaissée, rassemblèrent les armes et les provisions nécessaires. Ils avaient l’intention de préparer la fuite pour le milieu de la nuit si les circonstances le permettaient, et Antonio partit en reconnaissance tandis que Simon veillait au repos des deux malades.

Lord Bakefield, bien qu’en état de partir, restait fort abattu et dormait d’un sommeil agité de cauchemars. Mais la présence de Simon rendait à Isabel toute son énergie et toute sa force de vivre. Assis l’un près de l’autre, les mains jointes, ils se racontaient l’histoire de ces journées tragiques, et la jeune fille dit tout ce qu’elle avait souffert, la cruauté de Rolleston, son assiduité grossière auprès d’elle, la menace de mort incessante qu’il répétait contre lord Bakefield si elle ne fléchissait pas, les orgies de chaque