Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
67

saignante n’y mettent pas plus d’acharnement et plus de haine. Chacun enfouissait son butin dans ses poches ou dans des mouchoirs noués aux quatre bouts. Rolleston cachait le sien dans un sac de toile, qu’il entourait de ses deux bras.

« Qu’on tue les captifs, les nouveaux comme les autres ! hurla-t-il, repris d’ivresse. Qu’on les exécute ! Après, on les pendra tous pour qu’on les voie de partout, et que personne n’ose nous attaquer. Tuez-les, camarades ! Et M. Dubosc le premier ! Qui est-ce qui se charge de M. Dubosc ? Moi, je n’ai plus la force. »

Les camarades s’élancèrent. L’un d’eux, plus agile, empoigna Simon à la gorge, lui colla la tête contre le mât brisé, et cherchant la tempe du canon de son revoler, tira quatre fois.

« Bravo ! bravo ! cria Rolleston.

— Bravo ! » criaient les autres en trépignant de rage auprès du bourreau.

Celui-ci avait recouvert la tête de Simon d’un lambeau d’étoffe déjà tacheté de sang, qu’il noua autour du mât, et dont les extrémités, ramenées à la hauteur du front et dressées, firent comme des oreilles d’âne, ce qui provoqua une explosion d’hilarité.

Simon n’éprouva pas la moindre surprise à se sentir vivant et à se rendre compte qu’il n’avait même pas été atteint par ces quatre coups tirés à bout portant. Ainsi se continuait l’incroyable cauchemar, succession d’actes illogiques et d’événements désordonnés que rien ne permettait ni de prévoir ni de comprendre. Au moment de mourir, il était sauvé par des circonstances aussi absurdes que celles qui l’avaient conduit au seuil de la mort. Arme non chargée, accès de pitié chez les bourreaux, aucune explication ne donnait une réponse satisfaisante.

En tout état de cause, il ne fit pas un mouvement qui pût attirer l’attention, et il demeura comme un cadavre sous les liens qui le figeaient dans une attitude verticale et derrière le voile qui dissimulait son visage d’homme vivant.

L’affreux tribunal reprit ses fonctions et précipita ses jugements tout en les arrosant par des libations abondantes. À chaque victime, un verre d’alcool, dont l’absorption devait coïncider avec une agonie. Plaisanteries ignobles, blasphèmes, rires, chansons, tout s’entrechoquait dans un vacarme abominable, que dominait la voix perçante de Rolleston.

« Qu’on les pende maintenant ! qu’on pende les cadavres ! Allez-y, camarades. Je veux les voir danser au bout de leurs cordes quand je reviendrai de chez ma femme. La reine m’attend. À sa santé, camarades ! »

Ils trinquèrent bruyamment en chantant jusqu’au bout de l’escalier, puis ils revinrent et se mirent aussitôt à la besogne immonde que Rolleston avait jugé nécessaire pour terroriser la foule lointaine des rôdeurs. Leurs ricanements et leurs exclamations permettaient à Simon d’en suivre les péripéties écœurantes. Alternativement, les morts étaient pendus, par les pieds ou par la tête, à tout ce qui formait saillie autour et au-dessus de l’épave, et on leur plantait entre les bras des hampes de drapeaux auxquelles flottait une loque trempée de sang.

Le tour de Simon approchait. Quelques morts tout au plus le séparaient des bourreaux, dont il percevait le souffle rauque. Cette fois, rien ne pouvait le sauver. Qu’il fût pendu, ou plutôt qu’il fût poignardé dès que l’on s’apercevrait qu’il vivait encore, le dénouement était inévitable.

Il n’eût rien tenté pour y échapper, si le souvenir d’Isabel et les menaces de Rolleston ne l’avaient exaspéré. Il pensait qu’en ce moment Rolleston, l’ivrogne et le détraqué, se trouvait près de la jeune file que son désir convoitait depuis des années. Que pouvait-elle contre lui ? Captive, attachée, c’était une proie vaincue d’avance.

Simon gronda de colère. Il se raidit, dans l’espoir impossible de faire éclater ses liens. L’attente lui devenait brusquement intolérable, et il préférait attirer sur lui la colère de toutes ces brutes, et risquer un combat où, tout au moins, pouvait survenir une chance de salut. Or le salut pour lui, ne serait-ce point la délivrance d’Isabel ?

Quelque chose d’imprévu, la sensation d’un contact qui n’était point brutal, mais au contraire furtif et discret, le réduisit peu à peu au silence. Une main, derrière son dos, déliait ses mains, et faisait tomber les cordes qui le retenaient contre le mât, tandis qu’une voix presque imperceptible lui soufflait :

« Pas un geste… pas un mot… »

L’étoffe dont sa tête était enveloppée fut tirée lentement. La voix reprit :

« Agissez comme si vous étiez un des hommes de la bande… Personne ne s’occupe de vous… Faites ce qu’ils font… Et, surtout, pas d’hésitation. »

Simon obéit sans se détourner. Deux bourreaux, non loin de lui, ramassaient un cadavre. Soutenu par l’idée que rien ne devait le rebuter, s’il voulait secourir Isabel, il se joignit à eux et les aida à transporter leur fardeau et à le suspendre à l’une de ces potences de fer où s’accrochent les canots de sauvetage.

Mais l’effort qu’il fit l’épuisa. La faim et la soif le tourmentaient. Il eut un vertige, et il cherchait à s’appuyer lorsque quelqu’un lui saisit le bras doucement et l’entraîna vers l’estrade de Rolleston.

C’était un matelot qui avait les pieds nus, un pantalon et une vareuse de molleton bleu, une carabine sur le dos et un bandage qui lui cachait une partie de la figure.

Simon murmura :