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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

on retire un chapeau pour honorer quelqu’un, et il jeta sur le pont son uniforme constellé de diamants, comme on jette des fleurs sous les pas d’une reine qui s’avance. Les trois acolytes envoyés en mission revinrent.

Ils précédaient une femme que deux grosses créatures à trogne rouge escortaient.

Simon frissonna de désespoir : il avait reconnu Isabel, mais si changée, si pâle ! Elle marchait en vacillant, comme si ses jambes eussent refusé de la porter, et que ses pauvres yeux pleins de détresse n’eussent point vu clair. Cependant, elle refusait l’aide de ses compagnes. Un captif la suivait, tenu à la laisse comme les autres. C’était un vieux clergyman à cheveux blancs.

Rolleston se précipita au-devant de celle qu’il appelait sa fiancée, lui offrit la main et la conduisit vers une chaise. Il prit place auprès d’elle. Le clergyman resta debout derrière la table, sous la menace d’un revolver.

La cérémonie, dont les détails avaient dû être réglés d’avance, fut brève. Le clergyman balbutia les paroles d’usage. Rolleston déclara qu’il choisissait comme femme Isabel Bakefield. Interrogée, Isabel baissa la tête affirmativement. Rolleston lui passa au doigt une alliance, puis il décrocha de son uniforme la miniature entourée de perles et l’épingla au corsage de la jeune fille.

« Mon cadeau de noces, ma chérie », dit-il cyniquement.

Et il lui baisa la main. Elle parut avoir un vertige et s’affaissa sur elle-même un instant, mais pour se redresser aussitôt.

« À ce soir, ma chérie, dit Rolleston. Votre amoureux époux vous rendra visite et réclamera ses droits. À ce soir, ma chérie. »

Il fit signe aux deux grosses créatures d’emmener leur prisonnière.

On déboucha quelques bouteilles de champagne, le clergyman reçut en récompense un coup de poignard, et Rolleston s’écria en brandissant son verre et en titubant :

« À la santé de ma femme ! Qu’en dites-vous, monsieur Dubosc ? Elle sera heureuse, la petite, hein ? Ce soir, l’épouse du roi Rolleston ! Vous pouvez mourir tranquille, monsieur Dubosc. »

Il approchait, le couteau à la main, lorsqu’il se produisit, du côté de l’arène, une série de crépitements accompagnés d’un grand vacarme. Le feu d’artifice reprenait comme la veille au soir. Aussitôt, ce fut un changement de spectacle. Du coup, Rolleston parut dégrisé, et, se penchant au bord de l’épave, il lança des commandements d’une voix tonnante :

« Aux barricades ! Tout le monde à son poste !… Feu à volonté ! Pas de pitié ! »

Sur le pont retentirent les pas des acolytes qui se ruaient vers les escaliers. Quelques-uns, les favoris de la garde d’honneur, demeurèrent auprès de Rolleston. Les derniers captifs furent attachés les uns aux autres, et de nouvelles cordes doublèrent les liens qui retenaient Simon au pied du mât.

Cependant il put tourner la tête, et il aperçut l’arène dans toute son étendue. Elle était vide. Mais de l’un des quatre cratères qui pointaient à son centre fusait une immense gerbe d’eau, de vapeur, de sable, de cailloux, qui s’éparpillaient sur le sol. Parmi ces cailloux roulaient des pièces de même couleur — des pièces d’or.

Spectacle inconcevable et qui rappelait à Simon les geysers de l’Islande. Le phénomène devait évidemment s’expliquer par des causes toutes naturelles, mais il fallait qu’à l’endroit même où se formait cette éruption d’origine volcanique, un prodigieux hasard eût accumulé les trésors de quelques galions coulés autrefois. Il fallait que ces trésors, recueillis comme de l’eau de pluie à la surface de la terre, eussent glissé peu à peu au fond du vaste entonnoir où bouillonnaient, maintenant, les forces nouvelles concentrées et mises en action par le grand cataclysme.

Simon eut l’impression que l’air s’échauffait et que la température de cette colonne d’eau devait être assez élevée, ce qui, plus encore que la crainte des cailloux, expliquait que personne n’osât se risquer dans la zone centrale.

D’ailleurs, les troupes de Rolleston avaient pris position sur la ligne des barricades où le tir faisait rage depuis le début. La multitude des rôdeurs, en effet, massée à cent mètres de là, s’était aussitôt ébranlée, et il s’en détachait des troupes de forcenés qui se ruaient à travers le glacis. Impitoyablement frappés, ils culbutaient, mais d’autres surgissaient en hurlant, affolés par ces pièces d’or qui tombaient comme une pluie miraculeuse, et dont quelques-unes roulaient jusqu’à eux.

Ceux-là pirouettaient à leur tour. C’était un jeu de massacre. Les plus favorisés, qui échappaient aux balles, étaient faits prisonniers le long même de l’enceinte, et mis de côté pour l’exécution.

Et soudain tout s’apaisa. Comme un jet d’eau que l’on interrompt, la gerbe précieuse fléchit, se rapetissa et disparut. Les troupes restées aux barricades activèrent la déroute des assaillants, tandis que les acolytes qui composaient la garde d’honneur ramassaient l’or dans les paniers de jonc, réunis au pied de l’épave, où se démenait Rolleston. La récolte ne traîna pas. Les paniers furent vivement apportés, et le partage commença, répugnant et grotesque. Les yeux luisaient de convoitise. Les mains tremblaient. La vue, le contact, le bruit de l’or rendaient fous tous ces hommes. Des bêtes affamées qui se disputent une proie