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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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trente tout au plus, il effectua l’étape, sans avoir rien vu d’autre que la mer mouvante des nuages qui roulait sous lui ses vagues blanches. Il n’avait plus maintenant qu’à s’y précipiter. Il s’en rapprocha de plus en plus après avoir éteint son moteur et en décrivant de grands cercles. Des clameurs, des hurlements plutôt, s’élevaient du sol comme si des multitudes y étaient rassemblées. Puis il entra dans la houle de brume à travers laquelle il continua de tournoyer ainsi qu’un oiseau de proie.

Il n’avait aucun doute sur la présence de Rolleston, sur l’imminence du combat qui s’ensuivrait entre eux, sur le dénouement favorable de ce combat, et sur la libération d’Isabel. Mais il craignait l’atterrissage, écueil suprême où il pouvait échouer.

La vue du sol qui se dégagea du brouillard le rassura. Un vaste espace s’étendait, presque plat, lui sembla-t-il, comme une arène, où il ne vit que quatre disques de sable qui devaient former autant de monticules et qu’il était facile d’éviter. La multitude se tenait en dehors de cette arène, sauf quelques gens qui couraient de tous côtés en gesticulant.

De plus près, le sol lui parut moins uni, formé d’une infinité de cailloux couleur sable qui, par places, s’entassaient jusqu’à une certaine hauteur. Il s’appliqua donc, de toute son attention, à ne pas heurter ces obstacles et réussit à rouler sans le moindre choc et à s’arrêter tout tranquillement.

Des groupes couraient autour de l’appareil. Simon pensa qu’on voulait l’aider à descendre. Son illusion fut de courte durée. Quelques secondes plus tard, l’aéroplane était pris d’assaut par une vingtaine d’hommes, et Simon, tenu en respect par le canon de deux revolvers appuyés sur son visage, était proprement ficelé, bâillonné, immobilisé, enveloppé des pieds à la tête dans une couverture, avant même de pouvoir esquisser la moindre tentative de résistance.

« À fond de cale avec les autres ! commanda une voix éraillée. Et, s’il rouspète, le browning ! »

Le browning était inutile. La façon dont on avait enveloppé Simon le réduisait à l’impuissance absolue. Résigné, il constata que les hommes qui le portaient firent cent trente pas, et que le trajet le rapprochait de la foule hurlante.

« Avez-vous fini de gueuler ? ricana l’un des hommes. Et puis, qu’on s’éloigne un peu, hein ! La mitrailleuse fonctionne. »

On grimpa un escalier. Simon fut traîné par ses cordes. Une main brutale fouilla ses poches et le débarrassa de ses armes et de ses papiers. Il sentit qu’on le soulevait de nouveau, et il tomba dans le vide.

Chute insignifiante, amortie par la couche épaisse de captifs qui grouillaient déjà au fond de la cale et qui se mirent à jurer sous leurs bâillons.

Tant bien que mal, en jouant des coudes et des genoux, Simon se fit une place sur le plancher. Il devait être environ neuf heures du matin. À partir de ce moment, le temps ne compta plus pour lui, car il n’avait d’autre idée que de défendre la place conquise contre ceux qui voulaient la lui prendre, anciens occupants ou nouveaux venus. Les voix assourdies par les bâillons articulaient des grognements furieux, ou gémissaient, haletantes, épuisées. C’était vraiment l’enfer. Il y avait des agonisants et des cadavres, des râles de Français et d’Anglais, du sang, des loques gluantes, et une abominable odeur de charnier.

Dans le courant de l’après-midi, ou le soir peut-être, un bruit formidable jaillit, pareil au bruit que fait le bouquet d’un feu d’artifice, et aussitôt l’innombrable multitude vociféra à plein gosier, avec la rage et l’emportement d’une foule en insurrection. Puis, par là-dessus, tout à coup, des ordres hurlés par une voix stridente, plus forte que le tumulte. Un grand silence. Et puis un crépitement de détonations brèves, précipitées, que suivit le tac-tac effrayant d’une mitrailleuse.

Cela dura au moins deux ou trois minutes. Le tumulte avait repris, et il continua au-delà du moment où Simon ne perçut plus le pétillement du feu d’artifice et le fracas des détonations. On devait se battre encore. On achevait des blessés au milieu d’imprécations et de cris de douleur, et un lot de moribonds fut jeté dans la fosse. La soirée et la nuit s’écoulèrent. Simon, qui n’avait pas mangé depuis son repas avec Dolorès au bord du lac, souffrait en outre cruellement du manque d’air, du poids des morts et des vivants sur sa poitrine, du bâillon qui lui meurtrissait la mâchoire, de la couverture qui lui enveloppait la tête comme une cagoule hermétiquement close. Allait-on le laisser mourir là, de faim et d’asphyxie, dans ce chaos de chairs gluantes et décomposées, au-dessus duquel flottait la plainte indéfinie de la mort ?

Ses yeux bandés eurent la sensation du jour qui se levait. Ses voisins endormis grouillèrent comme des bêtes visqueuses au fond d’une cuve. Puis, d’en haut, une voix tomba qui grognait :

« Pas commode à trouver !… Le chef en a de bonnes ! Autant cueillir un ver dans la vase…

— Prends cette gaffe, fit une autre voix. Avec le crochet, tu retourneras les macchabées comme un chiffonnier qui remue un tas d’ordures… Plus bas, donc, mon vieux !… Depuis hier matin, le type doit être dans le dessous… »

Et la première voix s’écria :

« Ça y est ! Tiens ! guigne-le, là, à gau-