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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

— J’irai de mon côté et je les entraînerai certainement après moi, puisque c’est moi qu’ils recherchent.

— Mais, en ce cas, vous tomberez au pouvoir de Mazzani, qui veut venger la mort de son frère, au pouvoir de Forsetta…

— Je leur échapperai.

— Et toutes les brutes qui pullulent dans ces régions, leur échapperez-vous aussi ?

— Il ne s’agit pas de moi, mais de vous qui devez rejoindre Rolleston. Je suis un obstacle à vos efforts. Séparons-nous.

— Mais nullement, protesta Simon. Nous n’avons pas le droit de nous séparer, et vous pouvez être sûre que je ne vous abandonnerai pas. »

La proposition de Dolorès intrigua vivement Simon. À quel mobile obéissait la jeune femme ? Pourquoi lui offrait-elle de se sacrifier ? Dans le silence et dans l’ombre, il songea longtemps à elle et à l’extraordinaire aventure qu’ils vivaient. Lancé à la poursuite de la femme qu’il aimait, voilà qu’il se trouvait lié par les événements à une autre femme, poursuivie elle-même, et cette autre femme, dont le salut dépendait du sien et dont la destinée était unie étroitement à la sienne, il ne connaissait d’elle que la beauté de son visage et l’harmonie de ses formes. Il lui avait sauvé la vie, et il savait à peine son nom. Il la protégeait et la défendait, et toute son âme lui demeurait cachée.

Il sentit qu’elle se glissait auprès de lui. Puis il entendit ces paroles qu’elle prononçait à voix basse, avec hésitation :

« C’est pour m’arracher à Forsetta, n’est-ce pas, que vous refusez mon offre ?…

— Certes, dit-il, il y a là un danger abominable… »

Elle reprit, plus bas encore, et sur un ton de confession :

« Il ne faut pas que la menace d’un Forsetta influe sur votre conduite… Ce qui peut m’arriver n’a pas beaucoup d’importance… Sans connaître ma vie, vous pouvez imaginer ce qu’était la petite vendeuse de cigarettes qui traînait dans les rues de Mexico, et, plus tard, celle qui dansait dans les bars de Los Angeles.

— Taisez-vous, dit Simon, en lui mettant la main sur la bouche. Il ne doit pas y avoir de confidences entre nous. »

Elle insista :

« Pourtant, vous le savez bien, miss Bakefield court le même danger que moi. En restant auprès de moi, c’est elle que vous sacrifiez.

— Taisez-vous, répéta-t-il avec colère. J’agis selon mon devoir en ne vous abandonnant pas, et miss Bakefield, elle-même ne me pardonnerait pas d’agir autrement. »

Il était irrité contre la jeune femme, devinant qu’elle se croyait victorieuse d’Isabel, et que, cette victoire, elle avait voulu l’affirmer en prouvant à Simon qu’il eût dû la quitter.

« Non, non, se disait-il, ce n’est pas pour elle que je reste. Je reste par devoir. Un homme n’abandonne pas une femme en pareil cas. Mais peut-elle comprendre cela ? »

Vers minuit, ils durent quitter leur refuge que l’eau de la rivière envahissait sournoisement et s’étendre plus haut sur la grève.

Aucun autre incident ne troubla leur sommeil. Mais le matin, alors que les ténèbres n’étaient pas entièrement dissipées, ils furent réveillés par des aboiements sourds et précipités. Un chien bondissait vers eux avec une telle rapidité que Simon n’eut que le temps de sortir son revolver.

« Ne tirez pas », s’écria Dolorès, le couteau à la main.

Il était trop tard. La bête fit une culbute, eut quelques convulsions, et demeura inerte. Dolorès se baissa et conclut :

« Je le reconnais, c’est le chien des chemineaux. Ils sont sur notre piste. Le chien a pris les devants.

— Mais notre piste est impossible à suivre. On y voit à peine.

— Forsetta et Mazzani ont leurs lampes comme vous. En outre, la détonation les a renseignés.

— Alors, fuyons le plus vite possible, proposa Simon.

— Ils nous rejoindront… à moins que vous ne renonciez à retrouver Rolleston. »

Simon empoigna son fusil.

« C’est vrai. Il n’y a donc plus qu’à les attendre ici, et à les démolir les uns après les autres.

— Certes, dit-elle. Par malheur…

— Par malheur ?

— Hier, après avoir tiré sur les chemineaux, vous n’avez pas rechargé votre fusil ?

— Non, mais ma ceinture de cartouches est sur le sable, à l’endroit où j’ai dormi.

— La mienne également, toutes deux couvertes par l’eau qui a monté. Il ne reste donc plus que les six balles de votre browning. »

IV

LA BATAILLE

Au fond leur chance de salut la plus certaine eût été de plonger dans le fleuve et de fuir par la rive gauche. Mais cette décision, qui le séparait de Rolleston, et que Simon ne voulait prendre qu’à la dernière extrémité, Forsetta avait dû la prévoir, car, aussitôt que le jour fut assez clair, ils aperçurent de l’autre côté deux chemineaux qui remontaient la Somme. Dans ces conditions comment aborder ?

Peu après, ils virent que leur retraite