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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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Alors ils les ont lâchés. Deux de mes camarades en ont pris trois et sont partis en France avec… S’ils arrivent ils auront de la veine. Le quatrième, il est à la broche, on le boulotte… Faut bien manger ?

— Et ces gens, reprit Simon, où allaient-ils ?

— Ramasser de l’or. Ils parlaient d’une source qui roulait des pièces d’or… de véritables pièces… Nous aussi, nous irons. Ce qui nous manque, ce sont des armes… des armes sérieuses. »

Les chemineaux s’étaient levés et, par une manœuvre qu’ils n’avaient même pas eu besoin de concerter, entouraient Dolorès et Simon. Celui qui avait parlé posa la main sur le fusil du jeune homme.

« À la bonne heure ! une arme comme ça, c’est commode en ce moment… surtout pour défendre un portefeuille qui doit être bourré… Il est vrai, ajouta-t-il d’un ton menaçant, que, les camarades et moi, nous avons, pour causer de tout ça, nos bâtons et nos couteaux.

« Un revolver vaut mieux », dit Simon en tirant le sien de sa poche.

Le cercle des chemineaux s’ouvrit.

« Halte-là, hein ? leur dit-il. Celui qui fait mine d’avancer, je l’abats. »

À reculons et tout en tenant son arme braquée, il entraîna Dolorès vers l’extrémité du promontoire. Les chemineaux n’avaient pas bougé.

« Allons, murmura Simon, nous n’avons rien à craindre d’eux. »

Le bateau complètement retourné, massif et trapu comme une carapace de tortue, barrait la seconde moitié du fleuve. En coulant, il avait jeté sur le versant toute une cargaison de planches et de madriers, pourris maintenant, mais encore assez bons pour que la bande de Rolleston eût put établir au-dessus du bras de la rivière une passerelle longue d’une douzaine de mètres.

Dolorès et Simon la franchirent vivement. Il leur fut ensuite facile de suivre le dos presque plat de la carène et de se laisser glisser par la chaîne de l’ancre. Mais au moment où Dolorès touchait le sol, un choc violent heurta la chaîne qu’elle n’avait pas encore lâchée, et une détonation retentit sur l’autre rive.

« Ah ! dit-elle, j’ai de la chance, la balle a frappé l’un des anneaux. »

Simon s’était retourné. En face d’eux, les chemineaux s’aventuraient un à un vers la passerelle.

« Mais qui a donc tiré ? » demanda-t-il. Ces bougres-là n’ont pas de carabine.

Dolorès le poussa brusquement de manière à ce qu’il fût protégé par la masse de l’épave.

« Qui a tiré ? dit-elle. Forsetta ou Mazzani.

— Vous les avez vus ?

— Oui, en arrière du promontoire. Il leur a suffi de quelques mots, vous comprenez bien, pour s’entendre avec les chemineaux, et pour les décider à nous attaquer. »

Tous deux coururent de l’autre côté de la quille. De là ils découvraient toute la passerelle et se trouvaient à l’abri des tireurs. Simon épaula.

« Feu ! » cria Dolorès, voyant qu’il hésitait.

Le coup partit. Le premier des chemineaux tomba. Il hurlait de douleur et se tenait la jambe. Les autres refluèrent en le traînant, et il n’y eut plus personne sur le promontoire. Seulement, s’il était interdit aux chemineaux de se risquer sur la passerelle, il n’était pas moins dangereux pour Dolorès et pour Simon de quitter la zone de protection formée par l’épave. Aussitôt visibles, ils s’exposaient aux balles de Forsetta et de Mazzani.

« Attendons la nuit », décida Dolorès.

Durant des heures, le fusil en main, ils surveillèrent le promontoire où souvent se dressait un buste et gesticulaient des bras, et d’où plusieurs fois aussi pointa le canon d’une carabine dont la menace les obligeait à se dissimuler. Puis, aussitôt que l’ombre fut assez épaisse, ils repartirent après avoir acquis la certitude que la piste de Rolleston continuait à remonter la Somme.

Ils avançaient vite, ne doutant pas que les deux Indiens et les chemineaux ne se missent à leur poursuite. De fait, ils entendaient leurs voix au-dessus du fleuve, et ils virent, sur la même rive qu’eux, des lueurs fugitives.

« Ils savent bien, disait Dolorès, que Rolleston a pris cette direction, et que, nous qui le cherchons, nous ne pouvons pas nous écarter. »

Après deux heures de marche à tâtons, où les guidait de temps à autre le vague miroitement du fleuve, ils atteignirent une sorte de chaos isolé que Simon éclaira furtivement de sa lampe électrique. C’étaient d’énormes pierres de taille coulées avec quelque péniche, et qui leur semblèrent des blocs de marbre. L’eau en baignait une partie.

« Je crois, dit Simon, que nous pouvons nous arrêter là, au moins jusqu’à l’aube.

— Oui, dit-elle, à l’aube vous partirez. »

Il fut surpris de cette réponse et observa :

« Mais vous aussi, je suppose, Dolorès ?

— Certes, mais ne vaut-il pas mieux que nous nous séparions ? Bientôt la piste de Rolleston s’écartera du fleuve, cela vous retardera de la suivre et de la relever, et Forsetta vous rejoindrait inévitablement si je ne le détourne pas sur une autre piste. »

Simon ne comprenait pas bien le plan de la jeune femme. Il le lui dit :

« Alors, vous, Dolorès, que deviendrez-vous ?