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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

Depuis l’émersion de la terre nouvelle, deux jours pleins avaient passé. On en était au troisième, et, de toutes parts, de tous les points des provinces côtières, accouraient tous ceux que n’effrayait pas le risque de l’entreprise, les audacieux, les vagabonds, les chemineaux, les braconniers, les casse-cou. Les villes détruites déversaient leur contingent de miséreux, de meurt-de-faim, et de détenus échappés. Armés de fusils et de sabres, de gourdins ou de faux, tous ces pirates avaient un air à la fois défiant et menaçant. Ils s’observaient les uns les autres, chacun d’eux jaugeant d’un coup d’œil la force de son voisin, prêt à sauter sur lui ou prêt à se défendre.

Aux questions de Simon, à peine répondaient-ils en grognant :

« Une femme attachée ? Une troupe ? Des chevaux ? Pas vu cela. »

Et ils passaient. Mais, au bout de deux heures, Simon fut très surpris d’apercevoir le costume bariolé de trois hommes qui marchaient à quelque distance en avant, les épaules chargées de paquets que chacun d’eux tenait à l’extrémité d’un bâton. N’étaient-ce pas les Indiens d’Antonio ?

« Oui, murmura Dolorès, c’est Forsetta et les frères Mazzani. »

Et, comme Simon voulait les rejoindre :

« Non, dit-elle, sans cacher sa répugnance, ce sont d’assez mauvaises têtes. Nous n’avons rien à gagner avec eux. »

Mais il ne l’écouta pas, et leur cria dès qu’il fut à portée de voix :

« Antonio est donc par ici ? »

Les trois hommes déposèrent leurs paquets, tandis que Simon et Dolorès descendaient de cheval, et Forsetta, qui portait un revolver au poing, l’enfonça dans sa poche. C’était un grand gaillard bâti comme un colosse.

« Ah c’est toi, Dolorès ? dit-il, après avoir salué Simon. Ma foi, non, Antonio n’est pas par ici. On ne l’a pas retrouvé. »

Il souriait, la bouche de travers, l’œil faux.

« C’est-à-dire, reprit Simon, en montrant les sacs, que, Mazzani et vous, vous avez cru plus simple d’aller à la chasse de ce côté ?

— Peut-être, fit-il d’un ton narquois.

— Mais le vieux professeur, Antonio vous l’avait confié.

— Nous l’avons perdu un peu après la Reine-Mary. Il cherchait des coquillages. Alors, Mazzani et moi, nous avons continué. »

Simon s’impatientait. Dolorès lui coupa la parole.

« Forsetta, dit-elle gravement, Antonio était votre chef. Nous avons travaillé tous les quatre ensemble, et il vous a demandé si vous vouliez venir avec lui et avec moi pour venger la mort de mon oncle. Vous n’aviez pas le droit d’abandonner Antonio. »

Les Indiens se regardèrent en riant. On voyait que le droit, les promesses, les obligations, les devoirs de l’amitié, les règles établies, les convenances, tout cela était devenu subitement pour eux des choses qu’ils ne comprenaient plus. Dans l’immense chaos des événements, au centre de la terre vierge, rien ne comptait que l’assouvissement des appétits. C’était une situation nouvelle qu’ils ne discernaient pas, mais dont ils s’empressaient de tirer les conséquences sans même les discuter.

Les frères Mazzani reprirent leurs paquets. Forsetta s’approcha de Dolorès et la regarda un moment sans rien dire, avec des yeux qui brillaient entre les paupières à demi closes. Son visage marquait à la fois de l’hésitation, et un désir brutal, qu’il ne cherchait pas à dissimuler, de saisir la jeune femme comme une proie.

Mais il se contint et, ramassant son sac, il s’éloigna avec ses compagnons.

Simon avait observé la scène en silence. Ses yeux rencontrèrent ceux de Dolorès. Elle rougit un peu et murmura :

« Auparavant, Forsetta était un camarade respectueux… L’air de la Prairie, ainsi que vous dites, a agi sur lui comme sur les autres. »

Autour d’eux une couche de varech et d’algues desséchées, sous laquelle le câble disparaissait sur une longueur de plusieurs kilomètres, formait une série de vallonnements. Dolorès décida qu’on y ferait une halte et conduisit les chevaux à quelque distance pour que le voisinage ne gênât point le repos de Simon.

Or, il arriva que celui-ci, s’étant allongé sur le sol et ayant cédé au sommeil, fut assailli, bâillonné, réduit à l’impuissance, et lié sans avoir pu opposer la moindre résistance à ses agresseurs. C’étaient les trois Indiens qui revenaient à la charge.

Forsetta s’empara de son portefeuille et de sa montre, vérifia la solidité des cordes, puis, à plat ventre, encadré des deux Mazzani, rampa sous les algues et les varechs vers l’endroit où la jeune femme soignait les chevaux.

À plusieurs reprises Simon aperçut leurs corps souples qui ondulaient comme des reptiles. Dolorès occupée autour des sacoches leur tournait le dos. Aucune inquiétude ne lui annonçait le danger. Vainement Simon se raidissait contre ses liens et proférait des appels qu’étouffait le bâillon. Rien ne pouvait empêcher que les Indiens n’atteignissent leur but.

Le plus jeune des deux frères Mazzani fut le plus rapide. Tout à coup il bondit sur Dolorès et la renversa, tandis que son frère sautait sur un des chevaux, et que Forsetta tenait l’autre par la bride et ordonnait d’une voix rauque et triomphante :

« Soulève-la, enlève-lui sa carabine… Bien… Apporte-la ici… On va l’attacher… »