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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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secrétaire William et à son domestique Charlie de le rejoindre. C’est ainsi que les deux malheureux ont été supprimés en cours de route par Rolleston et ses six complices.

— Ce sont ceux-là que je crains, dit Simon d’une voix altérée. Lord Bakefield et sa fille leur ont-ils échappé ? Le départ que miss Bakefield m’annonce a-t-il eu lieu avant leur arrivée ? Comment le savoir ? Où chercher ?

— Ici, dit Antonio.

— Sur cette épave déserte ?

— Il y a toute une foule dans cette épave, affirma l’indien. Tenez, commençons par interroger ce gamin qui nous guette, là-bas. »

Appuyé contre le fût d’un mât brisé, une sorte de voyou pâle et maigre, les mains dans les poches, fumait un énorme cigare. Simon s’approcha de lui en murmurant :

« Exactement les havanes favoris de lord Bakefield… Où as-tu chipé ces cigares ? »

Le gamin répliqua :

« Foi de Jim (c’est mon nom), j’ai rien chipé. On me l’a donné.

— Qui ça ?

— Papa.

— Où est-il, ton père ?

— Écoutez… »

Ils tendirent l’oreille. Un bruit résonnait au-dessus d’eux, dans les flancs mêmes de l’épave. On eût cru le choc régulier d’un marteau.

« C’est papa qui démolit, ricana le garçon.

— Réponds-moi, ordonna Simon, as-tu vu un vieux gentleman et une demoiselle venus ici à cheval ?

— Je ne sais pas, dit le gamin nonchalamment. Questionnez papa. »

Simon entraîna Antonio. Un peu plus loin, un escalier s’enfonçait dans le pont et conduisait, selon une inscription visible encore, vers les cabines des premières classes. Ils le descendaient, lorsque Simon, qui marchait en tête, heurta quelque chose et faillit tomber. À la lueur d’une lanterne de poche, il aperçut le cadavre d’une femme. Bien que le visage boursouflé, tuméfié, à demi rongé, fût méconnaissable, certains signes comme la couleur et l’étoffe des vêtements permirent à Simon d’identifier la dame française qu’il avait vue avec son mari et ses enfants. S’étant penché, il constata que le poignet gauche avait été coupé et que deux doigts manquaient à la main droite.

« La malheureuse ! balbutia-t-il. Ne pouvant lui enlever ses bagues et ses bracelets, les bandits l’ont mutilée. »

Et il ajouta :

« Penser qu’Isabel était là, cette nuit, dans cet enfer ! »

Le couloir où ils s’engageaient, en se dirigeant d’après le bruit du marteau, les menait à l’arrière. Il y eut un tournant et un homme apparut, qui tenait à la main une masse de fer avec laquelle il frappait furieusement contre la cloison d’une cabine. Par les vitres polies du plafond filtrait une lumière blanchâtre qui éclairait en plein la plus ignoble face de coquin que l’on pût imaginer, blafarde, atroce, trouée de deux yeux sanguinolents, et surmontée d’un crâne entièrement chauve d’où la sueur dégouttait.

« Au large, camarades ! Que chacun se débrouille de son côté. Il y a de la marchandise pour tout le monde.

— Pas disposé à bavarder, le papa, » dit la voix aiguë du gamin.

Il les avait accompagnés et lançait d’un air goguenard de grosses bouffées de fumée.

L’indien lui tendit un billet de cinquante francs.

« Jim, tu as quelque chose à nous dire. Parle.

— À la bonne heure, fit le gamin, je commence à comprendre la question. Venez. »

Guidés par lui, Antonio et Simon suivirent d’autres couloirs où ils retrouvèrent la même fureur de destruction. Partout des gredins à mine farouche forçaient les réduits, arrachaient, déclouaient, cassaient, pillaient. Partout on en voyait se faufiler à genoux dans l’ombre, et ramper, et flairer le butin, et chercher, à défaut d’or ou d’argent, la tringle de cuivre ou le morceau de métal que l’on peut revendre.

Bêtes de proie, bêtes de carnage, semblables à celles qui rôdent autour des champs de bataille. Des cadavres mutilés et dépouillés attestaient leur férocité. Plus de bagues, plus de bracelets, plus de montres, plus de portefeuilles, plus d’épingles aux cravates des hommes, plus de broches aux corsages des femmes.

Et de place en place, dans cet atelier de la mort et du vol hideux, le bruit d’une querelle. Deux corps qui roulent. Des cris, des hurlements de douleur qui s’achèvent en râles. C’est la lutte de deux pillards, et c’est le meurtre.

Jim s’arrêta devant une cabine spacieuse où l’eau séjournait en contrebas mais dont une partie, plus haute, était occupée par des fauteuils cannés à peu près secs.

« Ils ont passé la nuit là, dit-il.

— Qui ? demanda Simon.

— Les trois voyageurs qui sont venus à cheval. J’étais le premier sur l’épave avec papa. Je les ai vus arriver.

— Mais ils étaient quatre.

— Il y en a un qui a couché dehors pour garder les chevaux. Les trois autres ont été prendre quelque chose dans la couverture où vous n’avez plus rien trouvé, et ils ont mangé et dormi ici. Ce matin, après leur départ, papa est venu fouiller la cabine,