Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
41

Ils marchèrent encore longtemps. Le paysage ne variait guère, plaines et dunes de sable, champs de limon, rivières, et nappes d’eau laissées par la mer, et où s’étaient réfugiées des colonies de poissons. Cela était monotone, sans beauté ni grandeur, mais étrange comme tout ce qui ne s’est jamais vu, et comme tout ce qui est informe.

« Nous approchons, dit Simon Dubosc.

— Oui, fit l’Indien, les traces arrivent de toutes les directions, et voici même des rôdeurs qui retournent vers le nord, chargés de butin. »

Il était alors quatre heures du soir. Aucune fissure n’entrouvrait le plafond des nuées immobiles. De la pluie s’en détachait par gouttes larges. Pour la première fois, ils entendirent au-dessus d’eux le ronflement d’un avion qui volait au-dessus de l’infranchissable obstacle. On suivit un vallonnement. Des collines se succédèrent. Et soudain, une masse surgit. C’était la Reine-Mary, ployée en deux, presque cassée comme un jouet d’enfant.

Et rien n’était plus lamentable, rien ne donnait une idée plus sinistre de destruction et d’anéantissement que ces deux moitiés inertes d’une même chose si puissante. Autour de l’épave, personne.

L’émotion de Simon fut extrême devant ce qui restait du grand bateau dont il avait vu l’effroyable naufrage. Il n’avançait qu’avec cette sorte de terreur sacrée que l’on éprouverait à pénétrer dans un vaste tombeau hanté par les ombres de ceux que nous avons connus. Il se souvenait des trois pasteurs et de la famille française, et du capitaine. Et il eut un frisson en songeant à la minute où, de toute sa volonté et de tout son amour impérieux, il entraînait Isabel vers le gouffre.

On fit halte. Simon laissa son cheval aux Indiens et se mit en route, accompagné d’Antonio. Il descendit la pente rapide que l’arrière du bateau avait creusée dans le sable, agrippa de ses deux mains une corde qui pendait le long du gouvernail, et, en quelques secondes, s’aidant des pieds et des genoux, gagna le bastingage.

Bien que le pont fût violemment incliné sur le tribord, et qu’une boue gluante suintât du parquet, il courut à l’endroit où miss Bakefield et lui s’étaient assis. Le banc avait été arraché, mais les poteaux de fer se dressaient encore, et le plaid que la jeune fille avait suspendu à l’un d’eux se trouvait là, rapetissé, alourdi par l’eau qui en dégouttait, et serré, comme avant le naufrage, dans sa courroie intacte.

Simon plongea la main entre les plis humides, ainsi qu’il l’avait vu faire à la jeune fille. Ne rencontrant aucun objet, il voulut enlever la courroie, mais le cuir avait gonflé et l’ardillon ne sortait pas des boucles. Alors il prit son couteau, trancha les lanières, et déplia le plaid. La miniature entourée de perles n’y était plus.

À la même place, fixée avec une épingle anglaise, il y avait une feuille de papier.

Il ouvrit cette feuille. Elle contenait ces mots, écrits à la hâte, et qu’Isabel évidemment lui adressait :

« J’espérais vous voir. N’avez-vous pas reçu ma lettre ? Nous avons passé la nuit ici — dans quel enfer ! — et nous allons repartir. Je suis inquiète. Je sens qu’on rôde autour de nous. Que n’êtes-vous là ! »

« Oh ! balbutia Simon, est-ce croyable ! »

Il montra le billet à Antonio qui venait de le rejoindre, et il ajouta aussitôt :

« Miss Bakefield !… Elle a passé la nuit ici… avec son père… et ils sont repartis ! Mais où ? Comment les sauver de tant d’embûches ? »

L’indien lut la lettre, et dit lentement :

« Ils ne sont pas retournés vers le nord. J’aurais vu leurs traces.

— Alors ?

— Alors, je ne sais pas.

— Mais c’est effrayant ! Voyons, Antonio, pensez à tout ce qui les menace… à Rolleston qui les poursuit ! Pensez à cette région sauvage, sillonnée de bandits et de pillards !… Ah ! quelle horreur ! »