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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

jeunes filles, établies derrière un comptoir branlant, vendaient du thé et du whisky.

Plus loin, ils virent un second campement, et, de tous côtés, des rôdeurs, des isolés, qui s’en allaient, comme eux, à la découverte.

« À merveille ! s’écria Simon. La Prairie s’étend devant nous avec tous ses mystères et toutes ses embûches. Nous voici sur le sentier de la guerre, et c’est un chef Peau-Rouge qui nous conduit. »

Après deux heures de marche à bonne allure, la Prairie était représentée par des plaines ondulées où le sable et la vase alternaient en proportions égales, et où des rivières hésitantes, sans profondeur, cherchaient un lit favorable. Là-dessus s’étendait un brouillard bas, opaque et immobile, qui semblait avoir la solidité d’un plafond.

« Quel miracle, père Calcaire, s’écria Simon, tandis qu’ils suivaient un long ruban de menus graviers qui s’étendait devant eux comme le chemin creux d’un parc entre les ondulations des pelouses, quel miracle qu’une telle aventure ! Aventure horrible, certes, cataclysme, douleurs surhumaines, deuils et morts, mais aventure extraordinaire et la plus belle que l’on puisse rêver à mon âge. Tout cela est prodigieux !

— Prodigieux, en effet, disait le père Calcaire qui, fidèle à sa mission, poursuivait son enquête scientifique, prodigieux ! Ainsi, la présence de ces graviers à cet endroit constitue un de ces événements inouïs dont tu parles. Et puis, observe ce banc de gros poissons dorés qui gisent là-bas, le ventre en l’air…

— Oui, oui, mon vieux maître, reprit Simon. Il est impossible qu’une pareille tourmente ne soit pas le prélude d’une ère nouvelle ! Si je regarde l’avenir comme on regarde parfois un paysage, en fermant à demi les yeux, j’entrevois… Ah ! tout ce que j’entrevois !… tout ce que j’imagine !… Quel drame de folie, de passion, de haine, d’amour, de violence et d’efforts généreux ! Nous entrons dans une de ces périodes où l’on déborde d’énergie, et où la volonté monte à la tête comme un vin généreux ! »

L’enthousiasme du jeune homme finit par gêner le père Calcaire qui s’éloigna d’un compagnon aussi expansif en grommelant :

« Simon, le souvenir de Fenimore Cooper te fait perdre la tête. Tu deviens trop bavard, mon petit. »

Simon ne perdait pas la tête, mais il y avait en lui une fièvre ardente, et, après les heures qu’il avait vécues l’avant-veille, le besoin frémissant de rentrer, pour ainsi dire, dans le monde des actions exceptionnelles.

En réalité, l’image d’Isabel présidait à toutes ses pensées et à tous ses rêves. Il ne songeait guère au but précis de son expédition et à la lutte entreprise pour la conquête d’un objet. Cachée dans le plaid, la miniature précieuse y serait inévitablement retrouvée par lui. Rolleston ? Sa bande de vauriens ? Les coups de poignard dans le dos ? Inventions et cauchemars ! La seule réalité, c’était Isabel. Le seul but, c’était de s’illustrer comme un preux qui combat pour l’amour de sa dame.

Cependant, autour des épaves, il n’y avait plus de campement ni de groupes en train de fouiller, mais seulement des rôdeurs, et en petit nombre, comme si la masse des gens eût craint de s’éloigner des côtes. Le sol devenait plus accidenté, composé sans doute, comme expliqua le père Calcaire, d’anciens bancs de sable que les convulsions avaient secoués et mélangés aux couches sédimentaires qui les soutenaient. Il leur fallut contourner, non pas, certes, des rocs déchiquetés ou des falaises compactes, mais des soulèvements de terrain qui n’avaient pas encore pris des formes définies où l’on reconnaît l’action du temps, du temps qui sépare, qui classe, qui distingue, qui organise le chaos, et lui donne une apparence durable.

Ils traversèrent une nappe d’eau toute claire, suspendue dans un cercle de collines basses dont le fond était tapissé de petits cailloux blancs. Puis ils descendirent, entre deux talus de limon extrêmement élevés, un défilé par lequel la nappe d’eau s’écoulait en minces cascades. Au sortir de ce défilé, le cheval de l’Indien fit un écart. Il y avait là un homme à genoux qui gémissait et se tordait de douleur, la figure couverte de sang. Un autre gisait près de lui, sa face blême tournée vers le ciel.

Tout de suite Antonio et Simon sautèrent de cheval. Lorsque le blessé eut relevé la tête, Simon s’écria :

« Mais je le connais… c’est William, le secrétaire de lord Bakefield. Et je connais l’autre aussi… Charlie, le valet de chambre. On les a attaqués. Qu’y a-t-il, William ? C’est moi, Simon Dubosc. »

L’homme pouvait à peine parler ; il bredouilla :

« Bakefield… lord Bakefield…

— Voyons, William, que s’est-il passé ?

— Hier… hier… répondit le secrétaire.

— Oui, hier, vous avez été attaqués. Par qui ?

— Rolleston… »

Simon tressaillit.

« Rolleston ! C’est lui qui a tué Charlie ?

— Oui… Moi… j’ai été blessé… Toute la nuit j’ai appelé. Et tout à l’heure un autre… »

Antonio prit la parole.

« Vous avez été assailli de nouveau, n’est-ce pas, par quelque rôdeur qui a voulu vous dévaliser … Et comme il nous a entendus venir, il vous a frappé, lui aussi, et il s’est enfui ? Alors il n’est pas loin ?