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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

sèche, efflanquée, nerveuse, et d’aplomb sur ses hautes jambes.

Simon se mit en selle. Il s’amusait beaucoup.

— Et vous, mon cher maître, dit-il au père Calcaire, vous en êtes aussi ?

— J’ai manqué mon train, dit le bonhomme, et, en rentrant à l’hôtel, j’ai retrouvé Œil-de-Lynx qui m’a enrôlé. Je représente la science et suis chargé des observations géologiques, géographiques, orographiques, stratigraphiques, paléontologiques, etc. J’ai de quoi faire.

— Alors, en route ! » commanda Simon.

Et tout de suite, prenant la tête avec Antonio, il lui dit :

« Enfin, expliquez-moi d’où sortent vos compagnons ? Et vous-même, Œil-de-Lynx ? Quoi ! s’il y a encore quelques spécimens de Peaux-Rouges, ils ne se baladent pas sur les chemins d’Europe. Avouez que vous êtes tous maquillés et déguisés.

— Eux pas plus que moi, dit Antonio. Nous venons de là-bas. Pour ma part, je suis le petit-fils d’un des derniers chefs indiens, la Longue-Carabine, qui avait enlevé la petite fille d’un trappeur canadien. Ma mère était mexicaine. Vous voyez que, s’il y a du mélange, tout de même les origines sont indiscutables.

— Mais depuis, Œil-de-Lynx ? Depuis, que s’est-il passé ? Je ne sache pas que le gouvernement anglais entretienne les descendants des Sioux ou des Mohicans ?

— Il y a d’autres firmes que le gouvernement anglais, prononça l’Indien.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il y a des maisons qui ont intérêt à ce que nous ne disparaissions pas.

— En vérité ! Et lesquelles ?

— Des entreprises de cinéma. »

Simon se frappa le front.

« Idiot que je suis ! Comment n’y ai-je pas pensé ? Alors, vous êtes…

— Interprètes de films du Far-West, de la Prairie et de la frontière mexicaine, tout simplement.

— C’est cela ! s’écria Simon. Je vous ai vu sur l’écran, n’est-ce pas ? et j’ai vu aussi… tenez, je m’en rends compte maintenant, j’ai vu la belle Dolorès, elle aussi, n’est-ce pas ? Mais que faites-vous en Europe ?

— Une maison anglaise m’a fait venir, et j’ai engagé quelques camarades de là-bas, comme moi descendants très métissés de Peaux-Rouges, de Mexicains et d’Espagnols. Or, monsieur Dubosc, l’un de ces camarades, le meilleur — car les autres, je vous l’avoue, sont loin d’être recommandables, et je vous conseille, à l’occasion, de vous défier du sieur Forsetta et des frères Mazzani — le meilleur, monsieur Dubosc, a été assassiné avant-hier par Rolleston. J’aimais Badiarinos comme un fils aime son père. J’ai juré de le venger. Voilà.

— Œil-de-Lynx, petit-fils de Longue-Carabine, dit Simon, nous vengerons votre ami, mais Rolleston n’est pas coupable… »

Pour un homme comme Simon, à qui la pratique de la navigation aérienne ou maritime avait donné le sens de l’orientation, et qui, d’ailleurs, ne quittait pas sa boussole, c’était un jeu d’atteindre un point dont il pouvait établir à peu près exactement la longitude et la latitude. Il piqua droit vers le sud, après avoir calculé que, si rien ne les faisait dévier, ils auraient à effectuer une étape de cinquante kilomètres environ.

Presque aussitôt, la petite troupe, laissant à gauche la ligne des crêtes suivie l’avant-veille par Simon, s’engagea sur une série de dunes un peu plus basses, mais qui dominaient cependant d’immenses champs de limon jaune où serpentait un lacis de petits filets d’eau. C’était la vase amenée par les rivières de la côte, et que les courants avaient poussée et répandue au large.

« D’excellents terrains d’alluvion, déclara le père Calcaire. Les eaux se canaliseront. Les parties de sable seront absorbées.

— Dans cinq ans, dit Simon, nous verrons des troupeaux de vaches paître le lit même de la mer, et cinq ans plus tard des rails de chemin de fer s’allonger et des palaces se dresser.

— Peut-être, mais pour le moment la situation n’est pas brillante, observa le vieux professeur. Tiens, regarde cette feuille de journal parue hier soir. En France et en Angleterre, le désordre est à son comble. Il y a un arrêt brusque de la vie sociale et de la vie économique. Plus de services publics. Les lettres et les télégrammes passent ou ne passent pas. On ne sait rien de précis, et l’on affirme les choses les plus insolites. Les cas de folie et de suicide, paraît-il, sont innombrables. Et les crimes, donc ! Crimes isolés, crimes commis en bande, révoltes, pillages des magasins et des églises. C’est le chaos, les ténèbres. »

La couche de vase, naguère travaillée par les lames de fond, n’était pas bien épaisse, et il purent, à diverses reprises, s’y risquer sans le moindre péril. D’ailleurs, des traces de pas la creusaient déjà et marquaient aussi le sol encore humide des dunes. Ils dépassèrent une carcasse de bateau autour de laquelle des gens avaient établi une sorte de campement. Les uns fouillaient la coque. D’autres s’introduisaient par le tube déchiqueté de la cheminée. On démolissait le bois à coups de marteau. On s’attaquait à des caisses de provisions plus ou moins intactes. Assises sur des poutres, des femmes du peuple, des femmes en haillons, l’air de bêtes traquées, attendaient. Des enfants jouaient, couraient, et déjà — première ébauche d’organisation sociale — un marchand circulait dans la foule avec un barillet de bière sur le dos, tandis que deux