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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

— Et qu’est-elle devenue ? Qui me l’envoyait ?

— Voici un morceau de l’enveloppe que j’ai recueilli, répliqua l’indien, et où se distingue encore un cachet aux armes de lord Bakefield. J’ai donc couru au château Battle.

— Et vous avez vu…

— Lord Bakefield, sa femme et sa fille sont partis, dès ce matin, pour Londres en automobile. Mais j’ai vu la femme de chambre. C’était bien elle qui avait apporté à l’hôtel pour vous une lettre de sa maîtresse. En montant l’escalier, elle avait été rattrapée par un monsieur qui lui avait dit : « M. Simon Dubosc dort et m’a chargé de défendre sa porte. Je lui donnerai la lettre. » La femme de chambre remit donc cette lettre et accepta une gratification d’un louis. Voici ce louis. C’est une pièce à l’effigie de Napoléon Ier, portant la date de 1807, donc exactement semblable à celle que vous avez ramassée près du cadavre de mon ami.

— Et alors ? demanda Simon anxieusement… Alors, cet homme ?…

— Cet homme, ayant pris connaissance de la lettre, vint frapper au numéro 44 qui est la chambre contiguë à la vôtre. Votre voisin ouvrit sa porte, fut saisi à la gorge, tandis que l’assassin, de son bras libre, lui enfonçait un poignard par-dessus les épaules dans la nuque.

— Est-ce possible ? C’est donc à ma place ?…

— C’est à votre place qu’il a été frappé, oui. Mais il n’est pas mort. On le sauvera. »

Simon était bouleversé.

« C’est effrayant ! murmura-t-il… encore cette même façon de frapper… »

Après un silence, il demanda :

« Vous ne savez rien sur le contenu de la lettre ?

— Selon quelques mots échangés entre lord Bakefield et sa fille, la femme de chambre a compris qu’il était question de l’épave de la Reine-Mary, ce bateau avec lequel miss Bakefield a fait naufrage l’autre jour et qui doit être à découvert maintenant. Miss Bakefield aurait alors perdu une miniature.

— Oui, en effet, dit Simon pensivement, oui, c’est vraisemblable. Mais il est désolant que cette lettre ne m’ait pas été remise en mains propres. La femme de chambre n’aurait jamais dû s’en dessaisir.

— Pourquoi se serait-elle méfiée ?

— Comment ! le premier venu qui passe…

— Mais elle le connaissait.

— Elle connaissait cet homme ?

— Certes, elle l’avait rencontré souvent chez lord Bakefield… c’est un intime de la maison.

— Alors elle a pu vous dire son nom ?

— Elle m’a dit son nom.

— Il s’appelle ?

— Il s’appelle Rolleston. »

Simon bondit sur lui-même et s’écria :

« Rolleston ! mais c’est impossible !… Rolleston ? Quelle folie Comment est-il, cet individu ? Quel est son signalement ?

— L’individu que la femme de chambre et moi nous avons vu est très grand, ce qui lui permet de dominer ses victimes et de les frapper par-dessus les épaules. Il est maigre… un peu voûté… très pâle…

— Taisez-vous ! ordonna Simon, impressionné par ce signalement qui était celui d’Edwards… Taisez-vous… Cet homme est un de mes amis, et je réponds de lui comme de moi-même ! Rolleston, un assassin ! Allons donc ! »

Et Simon se mit à rire nerveusement tandis que l’indien, toujours impassible, reprenait :

« Entre autres renseignements, la femme de chambre me parla d’une taverne assez mal fréquentée dont Rolleston, grand buveur de whisky, est un familier. L’indication se trouva exacte. Le garçon du bar, grassement payé par moi, me confia que Rolleston était venu tantôt vers midi, qu’il avait embauché une demi-douzaine de vauriens prêts à toutes les besognes, et que le but de l’expédition était l’épave de la Reine-Mary. Dès lors j’étais fixé. Toute cette affaire compliquée prenait sa signification, et je fis aussitôt les préparatifs nécessaires, tout en revenant ici à chaque instant afin d’assister à votre réveil et de vous mettre au courant. D’ailleurs, ajouta l’Indien, j’avais eu soin de vous mettre sous la garde de votre ami M. Calcaire et de serrer dans ce tiroir votre portefeuille qui traînait là à la disposition de tout le monde. J’y ai pris dix mille francs pour la mise en œuvre de notre affaire commune. »

Simon n’en était plus à s’étonner des faits et gestes de ce singulier personnage. Pouvant prendre tous les billets dont le portefeuille était bourré, il n’en avait pris que dix. C’était un honnête homme.

« Notre affaire ? demanda Simon. Comment l’entendez-vous ?

— Ce sera bref, monsieur Dubosc, répondit l’Indien, en homme qui sait d’avance la partie gagnée. Voici. Miss Bakefield a perdu, dans le naufrage de la Reine-Mary, une miniature de la plus grande valeur, et sa lettre vous demandait d’aller à la recherche de cet objet. La lettre a été interceptée par Rolleston qui a su ainsi l’existence de l’objet précieux, et a connu sans doute, en même temps, les sentiments que vous porte miss Bakefield, nous expliquant par là même le coup de couteau dont il a voulu vous gratifier. En tout cas, ayant recruté une demi-douzaine de chenapans de la pire espèce, il est parti vers l’épave de la Reine-Mary. Lui laisserez-vous la route libre, monsieur Dubosc ? »