Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
31

« Dites donc, mon vieux maître, tandis que vous étiez ici, personne n’a pénétré dans cette chambre ?

— Si, des tas de gens. On entrait comme on voulait… des admirateurs… des curieux…

— Est-il entré une femme ?

— Ma foi… je n’ai pas remarqué… Pourquoi ?…

— Pourquoi ? répondit Simon, précisant, c’est que, plusieurs fois, cette nuit, pendant mon sommeil, j’ai eu l’impression qu’une femme s’approchait et se penchait sur moi… »

Le père Calcaire haussa les épaules.

« Tu as rêvé, mon petit. Quand on est très las, on a comme ça des cauchemars…

— Mais cela n’avait rien du cauchemar, dit Simon en riant.

— Billevesées, en tout cas ! s’écria le père Calcaire. Est-ce que ça compte ? Il n’y a qu’une chose qui compte, c’est cette brusque soudure… Hein ! Est-ce assez formidable ! Qu’en dis-tu ? C’est plus qu’un pont jeté d’une rive à l’autre. C’est plus qu’un tunnel. C’est un lien de chair et d’os… une jonction définitive… un isthme, quoi ! L’isthme de Normandie comme on l’appelle déjà. »

Simon plaisanta :

« Oh ! un isthme… une digue, tout au plus.

— Qu’est-ce que tu chantes ? s’écria le père Calcaire. Tu ne sais donc pas ce qui s’est produit cette nuit ? Eh, non parbleu, il ne sait rien !… Il dormait !… Alors tu ne t’es pas aperçu que la terre frémissait encore… très peu… mais tout de même… Non ? tu ne t’es pas réveillé ? En ce cas, mon garçon, apprends cette chose incroyable qui dépasse les prévisions. Il ne s’agit plus de la bande de terre que tu as franchie de Dieppe à Hastings… Cela, c’était le coup d’essai, une tout petite amorce du phénomène. Mais depuis… oh ! depuis, mon garçon… Tu écoutes, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà… en France, de Fécamp jusqu’au cap Gris-Nez… en Angleterre, depuis l’ouest de Brighton jusqu’à Folkestone, tout ça, mon petit, ne forme plus qu’un bloc. Hein ! comme soudure, ça existe… vingt-cinq à trente lieues de large. Un morceau de terre au soleil qui vaut bien deux beaux départements de France et deux beaux comtés d’Angleterre. La nature a bien travaillé en quelques heures ! Qu’en dis-tu ? »

Simon l’écoutait avec stupeur.

« Est-ce possible ? Vous êtes sûr ? Mais alors cela devient une cause de désastres qui n’ont pas de nom. Réfléchissez… toutes les villes du littoral sont perdues… et le commerce, la navigation. »

Et Simon qui pensait à son père et aux bateaux enfermés dans le port de Dieppe, répéta :

« Vous êtes bien sûr ?

— Parbleu ! affirma le père Calcaire à qui toutes considérations étaient parfaitement indifférentes, parbleu ! Cent télégrammes attestent la nouvelle, expédiés de tous les points. Et puis, lis les journaux du soir… Ah ! je te jure que c’est une sacrée révolution ! Le tremblement de terre ? Les victimes ? À peine si on en parle !… Ton raid franco-anglais ? Une vieille histoire ! Non, il n’y a qu’une chose qui compte de ce côté de la Manche : l’Angleterre n’est plus une île, elle fait partie du continent européen, elle est rivée à la France ! »

Simon prononça :

« C’est là un des plus grands faits de l’histoire.

— Le plus grand, mon garçon. Depuis que le monde est monde, et que des hommes se sont groupés en nations, aucun phénomène physique n’a eu plus d’importance que celui-là. Et dire que j’ai tout prédit, les effets et les causes, ces causes que moi seul peux connaître.

— Et quelles sont-elles ? demanda Simon. Comment se peut-il qu’un passage se soit offert à moi ? Comment se peut-il… »

Le père Calcaire l’arrêta d’un geste qui rappelait à Simon la manière dont son vieux professeur entamait jadis ses explications, et le bonhomme, prenant un porte-plume et une feuille de papier, commença :

« Sais-tu ce que c’est qu’une faille ? Non, n’est-ce pas ? Et un horst ? Pas d’avantage. Ah ! une leçon de géologie au collège de Dieppe, autant d’heures perdues ! Eh bien, ouvre les oreilles, élève Dubosc. Je serai bref et sommaire. L’écorce terrestre — c’est-à-dire la croûte qui entoure la boule de feu intérieure d’éléments solidifiés, roches éruptives ou roches sédimentaires — est composée, dans son ensemble, de couches superposées à la façon des pages d’un livre. Imagine que des forces quelconques, agissant latéralement, compriment ces couches il y aura des plissements, parfois même des cassures, dont les deux parois, glissant l’une contre l’autre, s’abaisseront ou s’élèveront. On appelle failles les cassures qui traversent l’écorce terrestre et séparent deux massifs dont l’un a glissé sur le plan de fracture.

« La faille présente donc un bord, une lèvre inférieure produite par l’affaissement du terrain et une lèvre supérieure produite par un exhaussement. Or, il peut arriver que tout à coup, après des milliers et des milliers d’années, cette lèvre supérieure, sous l’action de forces tangentielles irrésistibles, se soulève, jaillisse, et forme des rejets parfois considérables auxquels on a donné le nom de horst. C’est ce qui vient d’avoir lieu.

« Il existe en France, marquée sur les cartes géologiques, une faille dite de Rouen qui est une importante dislocation du bas-