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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

seuls moyens, la glorieuse et splendide entreprise.

Cette dernière étape dura plus de trois heures.

Ils croisèrent presque aussitôt trois Anglais à qui William Brown adressa quelques mots, et qui, tout en continuant leur chemin, poussèrent des exclamations de surprise. Puis, deux autres s’arrêtèrent auxquels William Brown donna des explications. Ceux-là revinrent sur leurs pas, avec eux, et tous les quatre s’étant rapprochés de la mer, ils furent attirés par une voix qui appelait.

Simon courut et arriva le premier près d’une jeune femme étendue sur le sable, et que les flots venaient baigner de leur écume.

Elle était liée par des cordes qui entravaient ses jambes, immobilisaient ses bras le long de son corps, plaquaient sur sa poitrine la soie mouillée de sa blouse et meurtrissaient la chair nue de ses épaules. Les cheveux noirs, assez courts, serrés sur le front par une chaînette d’or, encadraient une figure éclatante, aux lèvres de fleur rouge, à la peau brune et chaude, teintée de soleil, dont un artiste comme Simon fut ébloui et qui lui rappela certains types de femmes rencontrés en Espagne ou dans l’Amérique du Sud. Vivement, il coupa ses liens, puis, comme ses compagnons approchaient, avant qu’il eût pu l’interroger, il défit sa veste et en couvrit les épaules admirables.

Elle eut un regard reconnaissant, comme si ce mouvement de délicatesse eût été pour elle l’hommage le plus précieux.

« Je vous remercie, je vous remercie, murmura-t-elle… Vous êtes français, n’est-ce pas ? »

Mais des groupes arrivaient en hâte, suivis par une bande plus nombreuse. William raconta l’aventure de Simon, et il fut séparé de la jeune femme sans en savoir davantage sur elle. On se pressait autour de lui. On lui posait certaines questions. À chaque instant, de nouvelles bandes se mêlaient au cortège qui l’entraînait.

Tous ces gens parurent à Simon surexcités et d’allure bizarre. Il apprit, en effet, que le tremblement de terre avait dévasté la côte anglaise. Hastings, comme Dieppe, centre des secousses sismiques, était en partie détruit…

Vers huit heures, ils arrivèrent au bord d’une dépression profonde qui se creusait sur une largeur d’au moins un kilomètre. Remplie d’eau jusqu’au milieu de l’après-midi, cette dépression, par un hasard heureux pour Simon, avait retardé la course de ceux qui fuyaient Hastings et qui s’étaient risqués sur la terre nouvelle.

Quelques minutes après, les brumes étant moins épaisses, Simon distingua l’interminable ligne de maisons et d’hôtels qui bordent les plages de Hastings et de Saint-Léonard. À ce moment, trois ou quatre cents personnes l’escortaient et beaucoup d’autres, chassées sans doute de leurs demeures, erraient de tous côtés avec un air d’hébétude.

La foule devint si dense autour de lui qu’il ne vit bientôt plus dans l’ombre lourde du crépuscule que des têtes et des épaules pressées. Il répondait comme il pouvait aux mille questions qui lui étaient posées, et ses réponses colportées de bouche en bouche provoquaient des clameurs d’étonnement et d’admiration.

Peu à peu des clartés s’allumèrent aux fenêtres de Hastings. Simon, épuisé mais indomptable, marchait rapidement, soutenu par une force nerveuse qui semblait renaître d’elle-même à mesure qu’il la dépensait. Et soudain, il se mit à rire en pensant — et c’était certes l’idée la plus surexcitante et la plus propre à lui donner un dernier coup de fouet —, en pensant que lui, Simon Dubosc, normand de vieille race, il abordait l’Angleterre au point même où Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, avait débarqué au XIe siècle ! Hastings ! le roi Harold et sa bien-aimée Édith au cou de cygne ! La belle aventure de jadis ressuscitait. Pour la deuxième fois l’île vierge était conquise, et conquise par un Normand !

« Lord Bakefield, se dit-il, je crois que le destin me favorise ! »

La terre nouvelle s’amorçait entre Hastings et Saint-Léonard, coupée de vallonnements et de fissures, hérissées de rocs et de morceaux de falaises, au milieu desquels se dressaient, dans un fouillis indescriptible, les débris des jetées démolies, des phares abattus et des navires soulevés et brisés. Mais Simon ne vit rien de tout cela. Ses yeux las ne discernaient plus les choses qu’à travers un brouillard.

On arriva. Que se passa-t-il alors ? Il eut vaguement conscience qu’on le menait par des rues défoncées et entre des monceaux de décombres, jusqu’à une salle de casino étrange, délabrée, aux murailles branlantes, au plafond troué, et cependant toute radieuse de lumière électrique.

Là, les autorités de la ville s’étaient rassemblées pour le recevoir. On but du champagne. Des hymnes de joie furent chantés avec une ferveur religieuse. Spectacle émouvant, et qui prouvait la maîtrise d’un peuple, que cette fête improvisée dans une ville en ruine ! Mais chacun avait l’impression que quelque chose de très grand venait de s’accomplir, quelque chose de si grand que cela dépassait l’horreur des catastrophes et des deuils : la France et l’Angleterre étaient réunies !

La France et l’Angleterre étaient réunies, et le premier homme qui avait marché de l’une à l’autre par la route surgie des pro-