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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

évasée, était fendue à la mode mexicaine. Au milieu du dos, entre les deux omoplates, surgissait le manche d’un poignard planté de haut en bas.

Ce qui étonna Simon quand il eut retourné le cadavre, ce fut d’apercevoir une face couleur de brique, aux pommettes saillantes, aux longs cheveux noirs… à n’en pas douter, une face de Peau-Rouge. Du sang coulait de la bouche, que déformait un affreux rictus. Les yeux étaient grands ouverts et tout blancs, sans prunelles visibles. Les doigts, crispés, pénétraient dans le sol comme des griffes de bête. La chair était tiède encore.

« Il n’y a pas une heure qu’il a été tué », se dit Simon, dont la main frissonnait.

Et il ajouta :

« Mais comment diable cet individu se trouvait-il là ? Par quel hasard inouï est-ce un Peau-Rouge que je rencontre dans le désert ? »

Les poches ne contenaient aucun papier qui pût le renseigner. Mais, auprès du mort, dans l’espace même où la lutte avait eu lieu, aboutissaient d’autres traces de pas, des traces doubles laissées par les semelles en caoutchouc quadrillé d’un homme qui était venu et qui était reparti. Et, à dix mètres de distance, Simon ramassa une pièce d’or de cent francs, à l’effigie de Napoléon Ier et portant la date de 1807.

Il suivit cette double piste, qui le conduisit au bord de la mer. Là, une barque avait atterri. Il était facile, dès lors, de reconstituer le drame. Deux hommes, qui avaient débarqué sur le nouveau rivage, étaient partis à la découverte, chacun de son côté. L’un d’eux, un Indien, avait trouvé au fond d’une épave une certaine quantité de pièces d’or, peut-être enfermées dans quelque coffret. L’autre, pour s’approprier ce trésor, avait assassiné son compagnon et s’était rembarqué.

Ainsi, sur la terre vierge, Simon se heurtait, première annonce de la vie, au crime, au guet-apens, à la cupidité qui arme la main et qui frappe, à la bête humaine. Un homme trouve de l’or. Un de ses semblables l’attaque et le tue.

Sans plus s’attarder, Simon reprit sa course avec la certitude que ces deux hommes, plus hardis, sans doute, ne faisaient que précéder d’autres hommes qui venaient du continent. Et il avait hâte de les voir, ceux-là, de les interroger sur le lieu d’où ils étaient partis, sur l’étape qu’ils avaient franchie, et sur tant de choses mystérieuses !

La pensée de cette rencontre l’emplissait d’un tel bonheur qu’il résistait au besoin de repos. Et cependant quel supplice que cet effort pour ainsi dire ininterrompu ! Depuis Dieppe, seize heures de marche… Dix-huit heures depuis l’instant où le grand cataclysme l’avait jeté hors de chez lui ! En temps ordinaire, la tentative n’eût pas été disproportionnée à ses moyens. Mais dans quelles conditions déplorables l’avait-il accomplie !

Il marchait. Il marchait. Se reposer ? Et si les autres, partis de Dieppe derrière lui, réussissaient à le rejoindre ?

Le spectacle ne variait pas. Des épaves jalonnaient sa route comme des tombes. De la brume planait toujours au-dessus de l’interminable cimetière.

Au bout d’une heure, il dut s’arrêter. La mer lui barrait le passage.

La mer en face de lui ! Il eut une déception, mêlée de colère. Était-ce donc le terme de sa course, et tous ces bouleversements de la nature aboutissaient-ils simplement à la création d’une presqu’île coupée là sans motif ?

Mais, en regardant, du haut de la berge, les flots qui roulaient leur écume jusqu’à ses pieds, il discerna, à quelque distance, une masse plus sombre qui, peu à peu, se dégagea du brouillard, et il ne douta point que ce ne fût, au-delà d’une dépression recouverte d’eau, une reprise de la terre nouvelle.

« Allons-y », se dit Simon.

Il enleva ses vêtements, les réunit en un paquet qu’il enroula autour de son cou et se mit à l’eau. Pour lui, la traversée de ce bras de mer, où, d’ailleurs, il garda pied longtemps, n’était qu’un jeu. Il atterrit et, dès qu’il se fut séché, se rhabilla.

Une pente très douce le conduisit, cinq cents mètres plus loin, sur un récif que dominaient de véritables collines de sable, mais d’un sable assez résistant pour qu’il n’hésitât pas à s’y engager. Il monta donc et il parvint au faîte de la plus haute de ces collines.

Et c’est là, c’est là, à cet endroit, — où, depuis, l’on a dressé une colonne de granit sur laquelle sont inscrits en lettres d’or deux noms et une date — c’est là, le 4 juin, à six heures dix du soir, au-dessus d’une vaste arène que les dunes encerclaient comme les gradins d’un cirque, c’est là que Simon Dubosc aperçut enfin, montant à sa rencontre, un homme.

Il ne bougea pas, d’abord, tellement son émotion était forte. L’homme avançait lentement, comme un promeneur qui examine les alentours et se rend compte de son chemin. Ayant levé la tête, il eut un mouvement de surprise en voyant Simon, et il agita sa casquette. Alors, Simon s’élança vers lui, les deux bras tendus, avec un désir immense de le serrer contre sa poitrine.

À distance, l’inconnu lui parut jeune. Il avait des vêtements de pêcheur, une blouse et un pantalon d’étoffe marron, les pieds nus, la taille haute et les épaules larges. Simon lui cria :