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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

canons, des armes, des boulets, un sous-marin. D’énormes poissons étaient échoués sur le sable. Parfois, une mouette blanche tournoyait dans l’espace.

Et ainsi arriva-t-il auprès d’une grande épave dont l’état de conservation révélait le naufrage récent. C’était un bateau retourné, la quille profondément enfoncée dans un creux de sable, et qui dressait sa poupe noire traversée d’une bande rose, où Simon put lire : « La Bonne-Vierge, Calais ».

Et il se souvint. La Bonne-Vierge était un des deux bateaux dont les télégrammes affichés dans la gare de Newhaven annonçaient la perte. Utilisé par un service de cabotage entre le nord et l’ouest de la France, il avait donc coulé sur une ligne allant de Calais au Havre, et Simon voyait là une preuve irrécusable qu’il suivait toujours les côtes de la France, en passant par ces points maritimes, dont il se rappelait les noms, le Ridin de Dieppe, la Bassure de Baas, le Vergoyer, etc…

Il était dix heures du matin. D’après l’allure générale qu’il avait gardée, en tenant compte des sinuosités et des pentes, Simon estima qu’il avait parcouru une distance de soixante kilomètres à vol d’oiseau et qu’il devait se trouver environ à hauteur de la pointe du Touquet.

« Qu’est-ce que je risque en insistant ? se dit-il. Tout au plus, de faire encore une quinzaine de lieues, de franchir le Pas-de-Calais et de déboucher dans la mer du Nord… auquel cas mon sort n’a rien de brillant. Mais ce serait bien le diable si, d’ici là, je n’accoste pas quelque part. Seulement voilà… quinze lieues en avant, ou quinze lieues en arrière, pour cela il ne faut pas avoir l’estomac vide. »

Par bonheur, car il éprouvait les signes d’une fatigue à laquelle il n’était pas habitué, cette question se résolut d’elle-même. Ayant fait le tour de l’épave, il réussit à se glisser sous la poupe et découvrit là un amas de caisses qui constituaient, évidemment, une partie de la cargaison. Toutes étaient plus ou moins éventrées, disloquées ou disjointes. Mais l’une d’elles, dont il fut facile à Simon d’arracher le couvercle, contenait des flacons de sirop, des bouteilles de vin, des piles de boîtes en fer blanc, remplies de viandes conservées, ainsi que de poissons, de légumes et de fruits.

« À merveille, se dit-il en riant, Monsieur est servi. Par là-dessus, un peu de repos, et je n’aurai plus qu’à prendre mes jambes à mon cou. »

Le déjeuner fut excellent, et une longue sieste sous le bateau, parmi les caisses, acheva de le réconforter. À son réveil, en constatant que sa montre marquait déjà midi, il fut inquiet du temps perdu et songea tout à coup que d’autres avaient dû s’élancer sur la même route que lui, qui maintenant pouvaient l’atteindre et le distancer. Et cela, il ne le voulait pas. Aussi, dispos comme à la première minute, pourvu des provisions indispensables, et décidé à pousser l’aventure jusqu’à ses limites extrêmes, sans compagnon qui partageât sa gloire ou tentât de la lui ravir, il repartit à l’allure la plus soutenue.

« J’arriverai, pensait-il, je veux arriver. Il y a là un phénomène inouï, la création d’une terre qui va changer profondément les conditions de l’existence en cette partie du monde. Je veux être là le premier, et voir… Voir quoi ? Je ne sais pas, mais je veux. »

Quelle ivresse de fouler une terre où jamais personne n’a passé ! On va la chercher, cette ivresse, au bout de l’univers, dans ces pays quelconques, dont il importe souvent bien peu de découvrir le secret. Lui, c’était au milieu des plus vieilles régions de la vieille Europe qu’il vivait sa prodigieuse aventure. La Manche ! Les côtes françaises ! En ces endroits d’humanité trente et quarante fois séculaires, être porté par un sol vierge ! Contempler des spectacles que nul regard n’a connus ! Venir après les Gaulois, après les Romains, après les Francs, après les Saxons, et passer le premier ! Passer le premier, avant les millions d’hommes qui passeraient à sa suite, sur le chemin nouveau qu’il aurait inauguré !

Une heure. Une heure et demie. Toujours des dunes, toujours des épaves. Toujours ce rideau de nuées. Et toujours, pour Simon, cette impression de but qui se dérobe. Basse encore, la mer découvrait des îles plus nombreuses. Les vagues déferlaient très loin et roulaient ensuite sur de vastes berges, comme si la terre nouvelle se fût considérablement élargie.

Vers deux heures de l’après-midi, il parvint à des ondulations plus élevées, auxquelles succédèrent une suite de bas-fonds où ses pieds enfonçaient davantage. Absorbé par le spectacle lugubre d’un mât de navire qui pointait hors du sol et dont le pavillon effiloché, décoloré, claquait au vent, il continua sans méfiance. Au bout de quelques minutes, il avait du sable jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux cuisses. Il en riait, toujours insouciant.

À la fin, cependant, n’avançant plus, il voulut reculer : son effort fut inutile. Il tenta de lever les jambes comme on prend appui tour à tour sur les marches d’un escalier : il ne le put pas. Il s’aida de ses mains plaquées sur le sol : elles enfoncèrent.

Alors, une sueur l’inonda. Il comprenait tout à coup l’épouvantable vérité : il était pris dans des sables mouvants.

Ce fut rapide. L’enlisement ne se produisait pas avec cette lenteur qui mêle un peu d’espoir à l’angoisse. Simon tomba, pour ainsi dire, dans le vide. Ses hanches, sa taille, son torse disparurent. Les bras allon-