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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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plus vif du matin, il éprouva une sensation de bien-être. En outre, il constata que l’ombre qui l’enveloppait devenait plus légère et qu’elle reculait peu à peu, ainsi qu’une vapeur qui se dissipe.

C’étaient les premières lueurs de l’aube. Rapidement, le jour se leva, et enfin la terre nouvelle apparut aux yeux de Simon, grise comme il le supposait, et plus jaune, parfois, avec des traînées de sable, avec des dépressions remplies d’eau et où l’on voyait s’ébattre ou agoniser les poissons les plus divers, avec tout un cortège d’îlots et de grèves irrégulières, avec des plages de petits graviers agglomérés, avec des espaces de végétation, avec des montées et des descentes assez molles, pareilles aux ondulations d’une plaine.

Et au milieu de cela, toujours une multitude de choses dont on ne pouvait plus discerner la forme réelle, débris accrus et gonflés par l’apport de tout ce qui s’incruste et de tout ce qui s’accroche, ou bien, au contraire, rongés, usés, attaqués, émiettés par tout ce qui dissout et tout ce qui anéantit.

C’étaient des épaves. Innombrables, luisantes, visqueuses, de toutes les apparences et de toutes les matières, d’un âge qui se comptait par mois ou par années, peut-être par siècles, elles attestaient la suite ininterrompue de mille et de mille naufrages. Autant de morceaux de bois ou de fer, autant de vies humaines englouties par grappes de dix ou de cent. Jeunesse, santé, fortune, espoir, chaque épave représentait la destruction de tous les rêves et de toutes les réalités, et chacune rappelait aussi la détresse des vivants, le deuil des mères et des épouses.

Et le champ de mort s’allongeait indéfiniment, cimetière immense et tragique, comme la terre n’en connaît pas, avec des alignements illimités de sépultures, de pierres tombales et de monuments funéraires. À droite et à gauche, rien, rien qu’un brouillard opaque qui s’élevait de l’eau, cachait l’horizon aussi exactement que les voiles de la nuit, et ne permettait pas à Simon d’y voir à plus de cent pas en avant. Mais, de ce brouillard, ne cessaient d’émerger de nouvelles terres, et cela semblait si bien appartenir au domaine du fabuleux et de l’incroyable que le jeune homme s’imaginait aisément qu’elles montaient de l’abîme à son approche et se formaient pour lui offrir un passage.

Un peu après quatre heures, il y eut un retour de tempête, une offensive de mauvais nuages qui envoyèrent des bordées de pluie et de grêle. Le vent se fit une trouée dans les brumes, qu’il chassa vers le nord et vers le sud, et, là-bas, à droite de Simon, le long d’une bande de clarté rose qui sépara les flots du ciel noir, là-bas se dessina la ligne des côtes.

Ligne indécise et qu’on aurait pu prendre pour un mince filet de nuées immobiles, mais dont il connaissait si bien l’aspect général qu’il n’eut pas la moindre hésitation. C’étaient les falaises de la Seine-Inférieure et de la Somme, entre Le Tréport et Cayeux.

Il se reposa quelques minutes, puis, pour alléger son équipement, se débarrassa de ses chaussures trop lourdes et de son veston de cuir qui lui tenait trop chaud. Et comme il retirait de ce veston le portefeuille de son père, il trouva dans une des poches deux biscuits et un morceau de chocolat qu’il y avait placés lui-même, pour ainsi dire à son insu.

S’étant restauré, il repartit vivement, non pas à l’allure prudente d’un explorateur qui ne sait point où il va et qui mesure son effort, mais en menant le train d’un athlète qui a établi son tableau de marche et qui s’y conforme, en dépit des obstacles et des difficultés. Une allégresse singulière le soulevait. Il était joyeux de dépenser tant de forces accumulées depuis tant d’années, et de les dépenser pour une œuvre qu’il ignorait, mais dont il pressentait la grandeur exceptionnelle. Il avait les coudes au corps, la tête renversée. Ses pieds nus marquaient le sable d’une trace légère. Le vent lui baignait le visage et jouait avec ses cheveux. Quelle volupté !

Durant près de quatre heures il maintint sa vitesse. À quoi bon se réserver ? Il s’attendait toujours à ce que la terre nouvelle changeât de direction, et, tournant brusquement à droite, vînt s’amorcer aux rivages de la Somme.

Et, en toute sécurité, il avançait.

L’étape devint pénible, à certains moments. La mer ayant monté, ses vagues, parfois, escaladaient les parties de sable émergées, que ne protégeait aucune barrière de récifs, et elles formaient d’un côté à l’autre, aux endroits moins larges, de véritables rivières où Simon devait s’engager presque à mi-jambes. En outre, malgré les quelques aliments qu’il avait pris, la faim commençait à le tourmenter. Il lui fallut ralentir. Et une heure encore passa.

Les grandes bourrasques s’étaient éloignées. Les brumes revenues semblaient avoir étouffé le vent et resserraient leur étreinte. De nouveau, Simon marchait entre des nuées mouvantes qui lui masquaient sa route. Moins confiant, assailli par une sensation brusque d’isolement et de détresse, il éprouva très vite une lassitude, à laquelle il ne voulut pas céder.

C’était un tort. Il s’en rendit compte et, néanmoins, s’acharna comme s’il eût obéi au devoir le plus impérieux. D’une voix obstinée, il se donnait des ordres.

« En avant ! Dix minutes encore… Il le faut… Et encore dix minutes… »

Des choses défilaient de chaque côté, qui, en toute autre circonstance, eussent retenu son attention. Un coffre de mer, trois vieux