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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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« Comment ça va, mon cher maître ?

— C’est donc toi, Dubosc ? »

Au-dessous d’un chapeau haut de forme démodé, roussi par le temps, s’arrondissait un visage de curé aux joues énormes qui retombaient sur un faux-col de propreté douteuse. Une sorte de cordon noir servait de cravate. Des taches ornaient le gilet et la redingote, et le pardessus, d’un vert décoloré, et dont trois boutons sur quatre manquaient, accusait un âge plus vénérable encore que le chapeau.

Le père Calcaire — on ne le connaissait que sous ce sobriquet — avait enseigné les sciences naturelles au collège de Dieppe, durant un quart de siècle. Géologue avant tout, et d’une réelle valeur, il devait son surnom à ses études sur les formations sédimentaires du littoral normand, études qu’il avait étendues jusqu’au fond même de la mer et qu’il poursuivait, bien que la soixantaine approchât, avec acharnement et passion. L’année précédente encore, au mois de septembre, Simon le voyait, gros homme lourd, bouffi de graisse, perclus de rhumatismes, s’enfermer dans l’armure du scaphandrier et faire, en vue de Saint-Valéry-en-Caux, sa quarante-huitième plongée. Du Havre à Dunkerque, de Portsmouth à Douvres, la Manche n’avait plus de secrets pour lui.

« Vous retournez à Dieppe tout à l’heure, mon cher maître ?

— Au contraire, j’en arrive. J’ai traversé cette nuit, dès que j’ai connu le naufrage de la barque anglaise… tu sais… entre Seaford et l’embouchure de la Cuckmere ? J’ai déjà commencé mon enquête, ce matin, auprès des gens qui visitaient le camp romain et qui ont vu la chose.

— Alors ? prononça vivement Simon.

— Alors, ils ont vu à un mille du rivage un bouillonnement de vagues et d’écume qui tournait avec une vitesse vertigineuse autour d’un centre qui, lui, se creusait dans la profondeur. Et puis, soudain, une colonne d’eau a jailli, toute droite, mêlée de sable et de pierres, et a retombé en pluie de tous côtés, comme un bouquet de feu d’artifice. C’était superbe.

— Et la barque ?

— La barque ? fit le père Calcaire, qui semblait ne pas comprendre, tellement ce détail était insignifiant. Ah ! oui la barque, et bien, voilà, elle a disparu. »

Le jeune homme se tut, et, au bout d’un instant, reprit :

« Mon cher maître, répondez-moi franchement. Croyez-vous qu’il y ait quelque péril à traverser ?

— Tu es fou ? C’est comme si tu me demandais si on doit se calfeutrer dans sa chambre les jours où il tonne. Parbleu, oui, la foudre tombe ça et là… Mais quoi, il y a de la marge à l’entour. Du reste, n’es-tu pas bon nageur ? Eh bien, à la moindre alerte, tu piques une tête sans attendre… Pas d’hésitation !

— Et quel est votre avis, mon cher maître ? Comment expliquez-vous tous ces phénomènes ?

— Comment ? Oh ! c’est bien simple. Je te rappellerai d’abord qu’en 1912 il y a eu, dans la Somme, quelques secousses constituant de véritables tremblements de terre. Premier point. Deuxièmement, ces secousses coïncidaient avec des agitations localisées de la Manche qui passèrent à peu près inaperçues, mais qui attirèrent vivement mon attention et furent le point de départ de toutes mes études récentes. Entre autres, un de ces mouvements, où je veux voir les signes précurseurs des trombes actuelles, se produisit en face de Saint-Valéry. Et c’est pourquoi tu m’as surpris un jour, je m’en souviens, effectuant une plongée à ce même endroit. De tout cela, il résulte…

— Il résulte ? »

Le père Calcaire s’interrompit, puis saisit la main du jeune homme, et, changeant brusquement le cours de la conversation :

« Dis donc, Dubosc, as-tu lu ma brochure sur les falaises de la Manche ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu l’avais lue, tu saurais qu’un des chapitres intitulé : « Ce qui se passera dans la Manche en l’an 2000 » est en train de se réaliser. J’ai tout prédit, tu entends ! Non pas ces petites histoires de naufrages et de trombes, mais ce qu’elles semblent annoncer. Oui, Dubosc, que ce soit en l’an 2000, ou en l’an 3000, ou la semaine prochaine, j’ai prédit en toutes lettres la chose inouïe, ahurissante, et si naturelle cependant, qui se produira un jour ou l’autre. »

Il s’était animé. Des gouttes de sueur lui perlèrent aux joues et au front, et, sortant d’une poche intérieure de sa redingote une étroite et longue serviette en maroquin, munie d’une serrure, et tellement usée, tellement rapiécée, que son aspect s’accordait à merveille avec celui du pardessus verdâtre et du chapeau roussi :

« Tu veux savoir la vérité ? s’écria-t-il. Elle est là. Toutes mes observations et toutes mes hypothèses, ce portefeuille les contient. »

Et il introduisait la clef dans la serrure, quand des exclamations s’élevèrent du côté de la gare. Les tables du buffet furent aussitôt désertées. Sans plus s’occuper du père Calcaire, Simon suivit la foule qui se précipitait dans la salle des dépêches.

Il y avait deux télégrammes de provenance française. L’un, après avoir signalé le naufrage d’un caboteur, La Bonne-Vierge, qui faisait un service hebdomadaire entre Calais, Le Havre et Cherbourg, annonçait que le tunnel sous la Manche s’était écroulé, sans que l’on eût heureusement à déplorer le moindre accident de personne. L’autre, qu’on lisait au fur et à