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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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ber sur la pelouse d’arrivée, à quelques mètres du trou.

« Bravo ! s’écria Simon Dubosc. Une jolie balle tirée.

— Pas mauvais, pas mauvais », articula lord Bakefield, en se remettant en marche.

Simon ne se laissa pas démonter par cette façon singulière d’entamer l’entretien. Sans autre préambule, il s’expliqua :

« Lord Bakefield, vous savez qui est mon père, armateur à Dieppe, propriétaire de la plus grande flotte marchande de France. Donc, de ce côté, je n’insiste pas.

— Excellent homme, M. Dubosc, approuva lord Bakefield. J’ai eu plaisir à lui serrer la main, le mois dernier, à Dieppe. Excellent homme. »

Simon reprit, tout heureux :

« Parlons de moi. Fils unique. Fortune indépendante qui me vient de ma pauvre maman. À vingt ans, en aéroplane, la traversée du Sahara, sans escale. À vingt et un ans, recordman du mille en course à pied. À vingt-deux ans, aux Olympiades, deux victoires en escrime et en natation. À vingt-cinq ans, champion du monde du concours de l’athlète complet. Au milieu de tout cela, pêle-mêle, campagne du Maroc, quatre citations à l’ordre du jour, lieutenant de réserve, médaille militaire, médaille de sauvetage. C’est tout. Ah ! non, j’oubliais… Licencié ès lettres, lauréat de l’Académie pour mes études sur la beauté en Grèce. Voilà. J’ai vingt-neuf ans. »

Lord Bakefield le regarda du coin de l’œil, et marmotta :

« Pas mal, jeune homme, pas mal.

— Pour l’avenir, reprit Simon aussitôt, ce sera bref. Je n’aime pas les projets. Cependant, on m’offre un siège de député aux prochaines élections du mois d’août. Évidemment, la politique ne m’intéresse pas beaucoup… Mais enfin, s’il le faut… Et puis, quoi, je suis jeune… j’arriverai toujours à me faire une place au soleil. N’est-ce pas ? Seulement, il y a une chose… du moins à votre point de vue, lord Bakefield… Je m’appelle Simon Dubosc… Dubosc en un seul mot, sans particule… sans la moindre apparence de titre… Et… n’est-ce pas ?… »

Il s’exprimait sans embarras, d’un ton d’enjouement et de belle humeur. Lord Bakefield ne bronchait pas, la figure toujours aimable. Simon se mit à rire.

« Je comprends la situation, et j’aimerais beaucoup mieux vous offrir une généalogie plus compliquée, avec blason, devise et parchemins. Impossible, hélas ! Pourtant, à la rigueur, nous pouvons remonter la chaîne de nos aïeux, jusqu’au XIVe siècle. Oui, lord Bakefield, en 1352, Mathieu Dubosc, valet de ferme au manoir de Blancmesnil, près de Dieppe, fut condamné pour vol à cinquante coups de bâton, et les Dubosc ont continué bravement, de père en fils, à travailler la terre. La ferme existe encore, la ferme du Bosc, c’est-à-dire du Bosquet… du bouquet d’arbres…

— Oui… oui… je sais… interrompit lord Bakefield.

— Ah vous savez ? » répéta le jeune homme, quelque peu décontenancé.

Il sentait à l’allure du vieux gentleman, et au ton même de l’interruption, toute l’importance des paroles qui allaient être prononcées.

Et lord Bakefield reprit :

« Oui, je sais… le hasard… En passant à Dieppe, le mois dernier, j’ai fait une petite enquête à propos de ma famille, qui est originaire de Normandie. Bakefield est, vous l’ignorez peut-être, la corruption anglaise de Bacqueville. Il y a eu un Bacqueville parmi les compagnons de Guillaume le Conquérant. Vous connaissez le joli bourg de ce nom en plein pays de Caux ? Or, il existe un acte du XVe siècle, signé à Londres et enregistré à Bacqueville, par lequel le comte de Bacqueville, baron d’Auppegard et de Gourel, octroyait à son vassal le sire de Blancmesnil le droit de justice sur la ferme du Bosc… sur cette même ferme du Bosc où le pauvre Mathieu reçut des coups de bâton. Très drôle, la coïncidence, très amusant… Qu’en dites-vous, jeune homme ? »

Cette fois, Simon fut touché au vif. Il était impossible de donner, avec plus de courtoisie et de rondeur, une réponse qui eût une signification plus impertinente. Sans phrases, sous couleur de raconter une petite histoire généalogique, lord Bakefield établissait qu’à ses yeux le jeune Dubosc ne tenait guère plus de place que le valet de ferme du XVe siècle aux yeux du puissant seigneur anglais, comte de Bakefield et suzerain de Blancmesnil. Les titres et les exploits de Simon Dubosc, champion du monde, vainqueur aux Olympiades, lauréat de l’Académie française, athlète complet, tout cela ne pesait pas une once dans la balance où un pair d’Angleterre, conscient de sa supériorité, juge les mérites des gens qui aspirent à la main de sa fille. Or, les mérites de Simon Dubosc étaient de ceux avec lesquels on s’acquitte largement par l’aumône d’une politesse affectée et d’une poignée de main cordiale.

Ce fut si net, et l’âme même du vieux gentleman, avec son orgueil, ses préjugés, sa rigueur, son obstination, se montra dans une telle clarté que Simon, ne voulant pas subir l’humiliation d’un refus, reprit d’un petit ton de persiflage assez impertinent :

« Bien entendu, lord Bakefield, je n’ai pas la prétention de devenir votre gendre, comme cela… du jour au lendemain, et sans avoir mérité une faveur aussi extraordinaire. Ma demande porte avant tout sur les conditions que devrait remplir Simon Dubosc, descendant d’un valet de ferme,