Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
8
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

Simon lui connaissait beaucoup de défauts, entre autres d’aimer le whisky, de courir les tavernes et de vivre d’expédients. Mais c’était un camarade dévoué, en qui Simon sentait une affection réelle et de la loyauté.

Ils s’approchèrent tous deux. Edwards prit place auprès des trois amies, tandis que miss Bakefield venait au-devant de Simon Dubosc.

Elle était vêtue d’une robe de lingerie infiniment simple, et sans aucun de ces ornements qui constituaient la mode. Son cou nu, ses bras que l’on voyait à travers la mousseline de ses manches, son visage, son front découvert, avaient cette teinte chaude que donnent à la peau de certaines blondes le soleil et le grand air. Des points d’or brillaient dans ses prunelles presque noires. Ses cheveux éclatants, à reflets métalliques, se nouaient sur sa nuque en une lourde torsade. Mais c’étaient là de menus détails dont on ne s’apercevait qu’à la longue, et lorsqu’on avait réussi à se distraire du spectacle merveilleux qu’offrait l’ensemble même de sa beauté.

Simon Dubosc n’en était point là. Il pâlissait toujours un peu sous le regard de miss Bakefield, si doux que fût ce regard en se posant sur lui.

Il lui dit :

« Vous êtes résolue, Isabel ?

— Pour le moins autant qu’hier, dit-elle en souriant, et je le serai plus encore demain quand l’heure sera venue d’agir.

— Cependant… il y a quatre mois à peine que nous nous connaissons.

— Ce qui signifie ?…

— Ce qui signifie qu’au moment où l’acte irréparable va s’accomplir, j’interroge votre raison…

— Plutôt que mon amour ? Depuis que je vous aime, Simon, je n’ai pas encore pu découvrir le moindre désaccord entre ma raison et mon amour. Ainsi donc, je pars demain matin avec vous…

— Isabel…

— Préférez-vous que je parte demain soir avec mon père ? Un voyage de trois ou quatre ans… voilà ce qu’il me propose, ce qu’il exige. C’est à vous de choisir. »

Ils disaient toutes ces paroles si graves, sans que l’émotion dont ils frémissaient au plus profond d’eux-mêmes altérât leur visage. Il semblait que, de se trouver l’un près de l’autre, ils éprouvassent ce bien-être qui donne la paix et la force. Et la jeune fille étant, comme Simon, de haute taille et de belle allure, ils avaient l’impression confuse de former un de ces couples privilégiés que le destin marque pour une vie plus puissante, plus noble et plus passionnée.

« Soit, fit-il. Mais laissez-moi tout au moins tenter une démarche auprès de votre père. Il ignore…

— Il n’ignore rien, Simon. Et c’est justement parce que notre amour lui déplaît, et déplaît encore plus à ma belle-mère, qu’il veut m’éloigner de vous.

— J’insiste, Isabel.

— Parlez-lui donc, et, s’il refuse, ne cherchez pas à me voir aujourd’hui, Simon. Demain, un peu avant midi, je serai à Newhaven. Attendez-moi devant la passerelle du bateau. »

Il dit encore :

« Vous avez lu les Dernières Dépêches ?

— Oui.

— Cette traversée ne vous effraie pas ? »

Elle sourit. Alors il s’inclina et lui baisa la main, sans un mot de plus.

Lord Bakefield, pair du Royaume-Uni, veuf en premières noces d’une arrière-petite-fille de George III, époux actuel de la duchesse de Faulconbridge, possesseur par lui-même, ou par sa deuxième femme, de châteaux, domaines et bourgs, qui lui permettaient presque d’aller de Brighton à Folkestone sans sortir de chez lui — c’était ce joueur lointain qui s’attardait à travers les links, et dont la silhouette, plus proche maintenant, apparaissait et disparaissait selon les accidents du terrain. Simon décida de profiter de l’occasion et d’aller au-devant de lui.

Il y alla résolument. Malgré l’avertissement de la jeune fille, et bien qu’il connût par elle et par Edwards Rolleston la vraie nature et les préjugés de lord Bakefield, il était influencé par le souvenir de l’accueil toujours cordial que lui avait jusqu’ici réservé le père d’Isabel.

Cette fois encore la poignée de main fut pleine de bonhomie. La figure de lord Bakefield, une figure toute ronde, trop grasse pour le corps qui était maigre et long, trop colorée, un peu vulgaire, mais qui ne manquait pas de finesse, s’éclaira de satisfaction.

« Eh bien, jeune homme, vous venez me dire adieu sans doute ? Vous avez appris notre départ ?

— Justement, lord Bakefield, et c’est pourquoi j’aurais quelques mots à vous dire.

— Parfait ! parfait ! Je vous écoute. »

Il se courba sur le tertre de départ, édifia de ses deux mains un petit monticule de sable au sommet duquel il établit sa balle, puis, se relevant, il prit le club que lui tendait un des caddies et se mit en posture, bien d’aplomb, le pied gauche légèrement en avant, les jambes à peine fléchies. Deux ou trois simulacres pour s’assurer de la direction exacte, une seconde de réflexion et de calcul, et soudain le club vola, s’abattit et frappa.

La balle jaillit dans l’espace, et tout de suite obliqua vers la gauche, puis, revenant à droite après avoir évité un groupe d’arbres qui formait obstacle, elle alla tom-