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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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à Paris, sans doute, et dans huit jours une croisière en Norvège. Et vous, Simon ? »

Simon Dubosc ne répondit pas. Il s’était retourné vers le pavillon du club dont les fenêtres s’illuminaient de soleil dans leurs cadres de vigne vierge et de chèvrefeuille. Les joueurs avaient quitté les links et s’étaient répartis sous les grands parasols multicolores. On prenait le thé. De main en main circulait la Feuille des Dernières Dépêches, que l’on commentait avec animation. Il y avait des tables de jeunes gens et de jeunes filles, et des tables de parents, et d’autres où de vieux gentlemen se restauraient en vidant les assiettes de cakes et de toasts.

À gauche, au-delà des corbeilles de géraniums, commençaient les molles ondulations des links, au gazon de velours vert. Et, tout au bout, très loin, un dernier joueur, escorté de ses deux caddies, dressait sa haute silhouette.

« La fille de lord Bakefield et ses trois amies ne vous quittent pas des yeux, dit Edwards.

Simon eut un sourire.

« Miss Bakefield me regarde parce qu’elle sait que je l’aime, et ses trois amies parce qu’elles savent que j’aime miss Bakefield. Un monsieur qui aime constitue toujours un spectacle, agréable pour celle qui est aimée, irritant pour celles qui ne le sont pas. »

Il avait dit cela sans le moindre accent de vanité. D’ailleurs, on ne pouvait rencontrer chez un homme plus de charme naturel et plus de séduction ingénue. L’expression de son visage, ses yeux bleus, son sourire, quelque chose de particulier qui émanait de lui et qui était un mélange de force, de souplesse, de gaieté saine, de confiance en soi et de confiance dans la vie, tout contribuait, par une faveur spéciale, à lui donner un air de bonne grâce dont on se prêtait à subir la fascination.

Fervent de sport, il était arrivé à l’adolescence avec ces jeunes Français d’après-guerre qui mirent en honneur la culture physique et les méthodes rationnelles. Ses mouvements, aussi bien que ses attitudes, offraient cette harmonie que développe un entraînement logique, et qu’affinent encore, chez ceux qui se soumettent aux règles d’une vie intellectuelle très active, l’étude de l’art et le sentiment de la beauté sous toutes ses formes.

De fait, la fin de ses classes n’avait pas été, pour lui comme pour beaucoup, le début d’une vie nouvelle. Si, par excès de force, il fut conduit à se disperser en ambitions athlétiques et en tentatives de records qui le promenaient sur tous les stades et champs de bataille d’Europe et d’Amérique, il ne consentit jamais à ce que son corps primât aux dépens de son cerveau. Se réservant chaque jour, et quoi qu’il arrivât, les deux ou trois heures de solitude, de lecture et de songerie où l’esprit s’alimente, il continuait d’apprendre avec la ferveur d’un étudiant qui prolonge son existence de collège et de gymnase, jusqu’à ce que les événements lui commandent de choisir entre les voies qu’il s’est ouvertes.

Son père, auquel l’unissait la plus vive affection, s’étonnait :

« Enfin, Simon, où veux-tu en venir ? Quel est ton but ?

— Je m’entraîne.

— En vue de quoi ?

— Je l’ignore. Pour chacun de nous, il y a une heure qui sonne où il faut être tout prêt, bien armé, les idées en ordre, les muscles au point. Je serai prêt. »

Ainsi gagna-t-il sa trentième année. Et c’est au commencement de cette année, à Nice, et par l’intermédiaire d’Edwards Rolleston, qu’il fit la rencontre de miss Bakefield.

« Je verrai certainement votre père à Dieppe, repartit Edwards. Il sera surpris que vous ne reveniez pas avec moi, comme c’était convenu le mois dernier. Que dois-je lui dire ?

— Dites-lui que je reste quelque temps encore ici… ou plutôt non, ne dites rien… je lui écrirai… demain peut-être… ou après-demain… »

Il saisit le bras d’Edwards.

« Écoute (il tutoyait parfois son compagnon), écoute, si je demandais la main de miss Bakefield à son père, qu’en adviendrait-il, selon toi ? »

Edwards Rolleston parut interloqué. Il hésita, puis répondit :

« Le père de miss Bakefield s’appelle lord Bakefield, et peut-être ne savez-vous pas que la mère de miss Bakefield, cette admirable lady Constance, qui est morte il y a une demi-douzaine d’années, était l’arrière-petite-fille d’un des fils de George III. Elle avait donc dans les veines un huitième de sang royal. »

Edwards Rolleston prononça ces mots avec une telle onction que Simon, Français irrespectueux, ne put s’empêcher de rire.

« Bigre, un huitième ! de sorte que miss Bakefield peut encore se prévaloir d’un seizième, et que ses enfants bénéficieront d’un trente-deuxième ! Mes chances diminuent. En fait de sang royal, je ne puis me réclamer que d’un arrière-grand-père, charcutier de son état, qui a voté la mort de Louis XVI. C’est maigre. »

Il entraîna son ami :

« Rends-moi service. Miss Bakefield est seule en ce moment. Occupe-toi de ses amies, pour que je puisse lui parler quelques minutes, pas davantage… »

Edwards Rolleston, camarade sportif de Simon, était un grand garçon trop pâle et trop maigre, d’une taille si élevée qu’il avait pris l’habitude de se tenir courbé.