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— Trente-deux ans… répondit Armelle.

— Il était grand ?…

— Oui, grand, à la fois mince et puissant… un seigneur de haute race.

— Vous êtes sa parente, mademoiselle ?

— Sa fiancée.



II

L’embuscade

Nathalie tressaillit.

— Ah ! vous étiez sa fiancée ?

— Oui, dit Armelle, en souriant… et je le suis encore.

— Comment cela ?

— Jean a été fait prisonnier au mois d’août 1914. Deux mois plus tard, il comptait sur la liste allemande des prisonniers décédés en captivité. Sa mère est tombée morte en apprenant la nouvelle. Moi, je n’y ai pas cru tout à fait.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il m’avait dit en partant qu’il reviendrait : « Armelle, à ma première permission, j’arriverai par le couloir qui était muré autrefois et que j’ai débarrassé, et par cette petite porte. Je veux te voir la première, Armelle. » Tenez, c’est la petite porte dissimulée près du grand vaisselier. Le couloir conduit assez loin dans les ruines, et il est coupé par une grille dont Jean cachait la clef sous une grosse pierre.

Nathalie semblait toute troublée. Elle demanda :

— Il avait suffi qu’il vous promît de revenir pour que l’idée de sa mort ne pût vous paraître croyable ?

— Oui, mademoiselle.

— Vous aviez en lui une foi…

— Absolue. Et tous ceux qui le connaissaient également. Il était différent de tous, dans son genre d’esprit comme dans ses actions. Les paysans d’ici prétendaient que c’était un « faiseur de miracles ». Moi, non… Mais il m’étonnait toujours.

— Par quoi ?

— Je ne sais pas trop. Une sorte de malice gentille, une façon de s’amuser, de montrer les choses sous un aspect particulier, le don de faire croire ce qu’il voulait que l’on crût. N’est-ce pas, Geoffroi ?

— Il n’y en avait pas deux comme notre Jean, déclara le vieux régisseur.

— Somme toute, aucun défaut ? dit Nathalie, dont la voix s’altérait.

Armelle hocha la tête.

— Pas de défauts ? Oh ! que si ! et de très grands. N’est-ce pas, Geoffroi ?

Le vieillard répliqua, avec une indulgence réjouie :

— Un sacripant, mademoiselle. La tête près du bonnet… coléreux… batailleur. À quinze ans, il était le chef de tous les petits vauriens de la région. Il avait sa barque, et, par la mer, il s’en allait le long des côtes et ravageait les vergers et les basses-cours. Et ce qu’il en a démoli de ses camarades quand ils n’obéissaient pas ! Et ce qu’il maraudait ! Ce qu’il braconnait ! Un sacripant, quoi ! Mais une âme de chef !

— Comme tous ses ancêtres, dit fièrement Armelle. Regardez leurs portraits. Autant de corsaires, dont chacun a son nom dans l’histoire.

— Mais sa mère ? interrogea Nathalie, que ces révélations décontenançaient. Sa mère, que disait-elle de tout cela ?

— Ah ! s’écria Mlle  d’Annilis, elle en souffrait, la bonne dame de Plouvanec’h. Elle était désespérée quelquefois, pleurait de chagrin et le grondait de toutes ses forces. Mais elle l’aimait tellement, et il savait si bien l’adoucir : « C’est vrai, maman, ton fils est un vaurien. Seulement, écoute. Voilà huit jours durant lesquels je me suis conduit comme un brigand. Je t’en donne quinze où je vais me racheter. » Alors, on ne voyait que lui chez les pauvres gens. Il travaillait pour eux, il poussait chez eux des brouettes de bois mort. Et puis surtout il faisait rire la bonne dame ! Il la menait devant la galerie des ancêtres, et, bien qu’on les vénérât au château, et lui tout le premier, il s’écriait : « Parlons des « massacreux de mer » (selon l’expression d’ici) et il les apostrophait, improvisant des vers :

Ci Paul de Plouvanec’h, sénéchal de Paimpol
Qui conquit la Judée et fut pendu pour vol.

La gaieté d’Armelle déconcertait Nathalie. On devinait que, quoi qu’eût fait Jean de Plouvanec’h, il eût été approuvé par la jeune fille.

— Ainsi, dit-elle, vous l’attendez ?