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— Vous l’avez donc remarqué ? dit Ellen-Rock à Nathalie.

— Oui, hier, en arrivant. Tandis que j’inscrivais mon nom sur le registre, il m’observait.

— Et vous avez signé ? Et ce registre était à sa disposition ?

— Je le suppose… l’aubergiste l’avait tiré d’un buffet où il fut remis.

— Alors cet homme connaît votre nom ?

— Il a pu le connaître. Mais quelle importance y voyez-vous ?…

— L’importance que vous y voyez vous-même, et c’est vous seule qui pouvez nous éclairer. Que s’est-il donc passé, et pourquoi l’évocation de ce personnage vous trouble-t-elle à ce point ?

Elle n’hésita pas à répondre, et elle le fit en quelques mots.

— Cette nuit, un individu a pénétré chez moi par la fenêtre qui donne sur la cour intérieure de l’auberge. Il m’a saisie à la gorge, et, après m’avoir dépouillée, s’est enfui.

— Vous n’avez prévenu personne ? dit Ellen-Rock avec agitation.

— Non, je voulais vous voir auparavant, et c’est pourquoi je suis arrivée ici dans un tel état de détresse. J’étais déconcertée par ce vol si bizarre…

— Que vous a-t-on pris ?

— Un vieux bijou sans valeur que mon père, l’avant-veille de sa mort, m’avait envoyé de Palerme, dans une boîte recommandée. C’était une sorte de gros médaillon, ou plutôt de reliquaire, que je portais toujours sur moi, parce que mon père m’en avait priée dans la lettre qui accompagnait l’envoi… la dernière qu’il m’ait écrite.

Ellen-Rock murmura :

— Ce Zafiros est évidemment votre agresseur de cette nuit, mademoiselle. Comme complice de Boniface, il était au courant de toute l’aventure, et il a eu l’idée de la terminer à son profit lorsqu’il a su, hier soir, que la fille de M. Manolsen était là. Quant à son rôle d’autrefois, quant aux raisons qui l’ont fait agir aujourd’hui, quant à la signification de son vol et à l’importance de ce bijou, c’est lui qui nous le dira.

— Comment ?

— Je saurai l’y contraindre. L’essentiel, c’est qu’il ne soit pas sur ses gardes et qu’il n’ait pas pris la fuite.

Ellen-Rock s’animait de plus en plus. Une étape encore s’achevait sur la voie de la vérité. L’heure de l’action approchait, et, pour lui, l’action contenait toujours une part de certitude qui le grisait d’espoir.

Il donnait ses instructions à Nathalie et à Pasquarella, lorsque la sonnette retentit au coin de la maison. La mère et la sœur de Pasquarella revenaient de leur promenade.

Ellen-Rock et Nathalie se trouvaient alors dans l’allée qui conduisait à la barrière. Une vieille dame, pauvrement vêtue, et dont la figure austère rappelait celle de Pasquarella, entra d’abord dans le jardin, puis il apparut une jeune femme, coiffée d’une grande capeline de paille, qui, aussitôt voyant des inconnus, releva un peu de chaque main sa jupe, dont elle tenait l’étoffe entre le pouce et l’index et, gracieusement, esquissa quelques pas de danse. C’était la folle.

Elle souriait gentiment. Elle n’offrait pas la figure sérieuse de sa mère et de sa sœur, mais au contraire un visage heureux, allègre, frais et d’une beauté inexprimable. Elle chantonna une ronde enfantine, puis ne bougea plus, les paupières closes.

Ellen-Rock l’observait d’un air surpris, ainsi qu’on regarde une image déjà vue, et qu’on s’étonne de rencontrer. Sans doute retrouvait-il certains traits de Pasquarella.

— Salue, Lætitia, dit la mère.

Elle fit une révérence et, comme Ellen-Rock s’était avancé et la contemplait de tout près, elle ouvrit les yeux, à son tour le regarda, et tout à coup cessa de sourire. Elle raidit ses bras pour le repousser, avec un air d’effroi, puis, dans un revirement subit, lui sourit de nouveau, mais d’un sourire mélancolique et douloureux qui faisait mal à voir. Toute sa gaieté s’en était allée et elle semblait lasse au point qu’elle dut appuyer sa tête sur l’épaule d’Ellen-Rock. Elle y resta quelques secondes, et s’y berça en un geste infiniment pudique. À la fin, elle reprit le léger balancement de sa danse et le refrain à peine perceptible de sa chanson.