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drez notre chagrin… et notre haine… Oui, notre haine ! Nous étions si heureuses, si gaies, toutes les trois !… Lætitia ne cessait pas de rire et de chanter…

La jeune fille continua, après un silence :

— Un mardi de la fin de mars, nous avions travaillé, Lætitia et moi, dans les champs… une petite vigne qui nous appartient et que nous aimions à soigner nous-mêmes… Nous n’avions aucune inquiétude… Aucune… quoiqu’il y aurait eu peut-être des raisons de s’inquiéter à cause de deux hommes qui s’étaient cachés dans des fourrés, à notre approche. Mais cela arrivait quelquefois… nous étions très courtisées… et nous ne pensions pas que cela puisse nous valoir du mal. On soupa avec maman. La nuit, il y eut notre vieille chienne qui aboya. Mais c’était son habitude et c’est tout au plus si je l’entendis dans mon sommeil. Le matin seulement, en voyant que Lætitia n’était pas sortie de sa chambre, je fus surprise, et je prévins maman, qui s’alarma tout de suite et voulut entrer. La chambre était vide, les chaises et le lit en désordre, la fenêtre ouverte, avec une vitre cassée, et on voyait le haut d’une échelle qui était plantée derrière la maison.

Ellen-Rock et Nathalie écoutaient avec attention. Nathalie pensait qu’elle avait été attaquée, la nuit dernière, de la même façon.

— Aucun indice ? demanda Ellen-Rock.

— Aucun.

— Mais vous avez porté plainte ? On a fait une enquête ?

— Oui.

— Le résultat ?

— Pas de résultat. Les recherches n’aboutirent à rien. Il avait plu dans la nuit, et l’on ne constata pas une seule trace dehors.

— Les deux hommes ?…

— Je signalai le fait. On ne les retrouva pas.

— Et cependant, vous nous avez dit que nous verrions peut-être votre sœur aujourd’hui ?

— Oui, elle se promène dans la campagne avec maman.

— Donc, à la suite de son enlèvement, elle est revenue ?

— Quinze jours après, elle revint. On la vit qui traversait le village. Elle chantait, et elle dansait tout doucement, en relevant un peu ses jupes et en riant. Elle était folle.

Pasquarella pleurait. Nathalie avait la gorge serrée.

— Maman tomba malade, reprit la jeune fille. Pendant deux semaines on désespéra de la sauver. Je crois que ce qui la rappela à la vie, et ce qui me soutint, moi aussi, ce fut notre désir éperdu de vengeance. Je lui disais, en me penchant sur son lit :

« — Guéris-toi, maman. Je la vengerai, je te le jure. Tu soigneras notre pauvre Lætitia, et moi, je la vengerai. »

»  Depuis, je n’ai pas eu d’autre idée, et toute ma vie fut consacrée à ce devoir. Mais comment pouvais-je réussir là où la justice avait échoué ? Peut-être n’aurais-je jamais su quelle route je devais suivre si les