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page qui avait débarqué. Elle se promena donc sur le pont, impatiente et fiévreuse.

La machine se mit en marche. Trois matelots rentrèrent, puis le quatrième, qui était le dernier manquant. Mais, comme on s’apprêtait à retirer la passerelle, subitement, Nathalie changea d’avis, dit quelques mots au capitaine, se chargea de son sac, et s’en alla d’un pas précipité.

Une automobile de louage stationnait devant l’église. Le chauffeur lui demanda :

— La Signora Manolsen ?

— La Signora Manolsen, affirma Nathalie.

Elle prit place.

La route était cahoteuse, avec des flaques de pluie. Un paysage onduleux offrait des plantations de figuiers et d’orangers. Nathalie ne voyait rien et ne regardait pas, engourdie dans une rêverie confuse où elle avait la sensation douloureuse d’agir contre sa volonté. Pourquoi avait-elle accepté ce voyage ? Pourquoi cette soumission inexplicable ? Que la mort de son père ait coïncidé avec un séjour de Jéricho en Sicile, c’était là un hasard qui ne pouvait influer sur ses propres décisions. Alors ?…

La route s’élevait sur des collines que baignait l’ombre du soir. Nathalie arriva tard dans une auberge malpropre où deux hommes buvaient près de la cheminée. Un autre, à l’écart, fumait une cigarette. Tandis que la vieille femme qui tenait l’auberge cherchait le registre des étrangers, elle observait distraitement les trois individus, ainsi que la salle aux murs de chaux noircis. Elle inscrivit son nom sur le registre, puis la vieille la conduisit dans une chambre du premier étage, où son repas était servi.

Jamais elle n’avait éprouvé une telle détresse et une telle envie de fondre en larmes. L’auberge lui semblait sinistre, et elle se demandait si elle n’était pas tombée dans quelque embûche. Le chauffeur d’automobile, l’aubergiste, les trois hommes attablés, autant de complices peut-être. En cas de meurtre, qui saurait jamais ce qu’elle était devenue ?

Elle résolut de passer la nuit sur un fauteuil. Elle y somnola, inquiète, l’oreille aux aguets, regrettant d’avoir éteint sa bougie, et n’ayant pas le courage de la rallumer. Une horloge d’église sonnait les heures. Vingt minutes après minuit, peut-être, elle tressaillit, persuadée qu’on essayait d’ouvrir une des fenêtres, derrière son fauteuil. Elle n’osait se retourner. Elle n’osait appeler non plus, et ne l’aurait pas pu d’ailleurs, tellement la peur contractait son gosier.

Cependant le bruit se précisait, au point qu’elle suivait toutes les phases de la manœuvre, la pesée sur le volet, le crissement d’une vitre que l’on coupe, le jeu de l’espagnolette. Un souffle d’air froid l’assaillit. On avait ouvert. On entra.

Il y a eu autour d’elle le jet d’une lampe électrique. Elle espérait qu’en ne bougeant pas elle demeurerait invisible, dissimulée par le dossier du fauteuil. Mais on venait vers elle. On la touchait presque. Elle en eut l’af-