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dre d’Ellen-Rock, vira et s’en retourna vers la côte française.

Ainsi Ellen-Rock avait accompli l’incroyable, l’inconcevable prouesse. Deux fois Nathalie avait fui, et voilà qu’Ellen-Rock se retrouvait en face d’elle après avoir déjoué toutes les précautions qu’elle avait accumulées. Sa victoire était si nette qu’elle n’essaya plus de s’y opposer et que lui, de son côté, n’éprouva même pas le besoin de se disculper. Il n’y eut aucune explication entre eux. L’explication de sa conduite, c’étaient les actes qu’il allait accomplir qui la donneraient. Nathalie retourna vers sa cabine, laissant le champ libre au vainqueur. Le capitaine Williams et l’équipage devaient lui obéir.

Tout de suite du reste, on vit qu’il était de ces hommes qui ont d’autant plus le droit de se faire obéir qu’ils savent commander. La manière dont il prit la barre et dont il ordonna qu’on changeât de direction fut celle d’un chef par profession et par habitude. Dix minutes après l’accostage, le Nénuphar, abandonnant la direction du sud-ouest, c’est-à-dire de l’Espagne, piquait vers le sud-est, c’est-à-dire vers l’Italie, ou plutôt vers la Sicile. Ellen-Rock était le maître du navire comme il semblait l’être des événements.

Si Nathalie ne s’était pas dominée, elle eût crié de rage et d’humiliation. Elle était captive, réellement captive, comme au temps des pirates et des tartanes barbaresques. Elle n’était pas la reine délivrée dont Ellen-Rock avait parlé le premier jour, mais l’esclave emprisonnée que l’on tient à sa merci. La reine, cette chanteuse des rues et des cafés borgnes, paraissait en tenir le rôle, comme une favorite dont on ne peut s’éloigner et qu’on emmène avec soi pour assister au triomphe.

Nathalie ne comprenait pas. Enfermée dans sa cabine, les yeux fixés sur le hublot où un peu de clarté pâle luttait contre les ténèbres de la nuit, elle reportait sa pensée aux premières heures de leur rencontre, à la villa Mirador, et elle s’apercevait que toutes les paroles qu’Ellen-Rock avait prononcées, elle en avait gardé le souvenir exact, de même qu’elle se rappelait les moindres incidents de ce soir extraordinaire. Il avait soulevé la lampe et, regardant Nathalie en face, il disait :

« Je vous ai vue jadis. Il y avait du soleil autour de vous et vous étiez près d’une fontaine, dans un jardin. Oui, il y a une minute de votre passé qui fait partie du mien, et c’est pourquoi je vous cherche. En me mêlant à votre vie, j’arriverai jusqu’à moi. »

Il avait dit cela, et d’autres choses qu’il reniait aujourd’hui puisqu’il semblait agir en ennemi. Au fond, dans son désarroi, elle attendait sa venue, certaine qu’il voudrait se disculper, ou bien, au contraire, lui reprocher sa fuite. Il était impossible qu’il fût si près d’elle et qu’il ne la rejoignît point.

Elle se trompait. Il ne vint pas.

Elle sonna et se fit servir à dîner.

Deux heures s’écoulèrent. Quand elle supposa que tout le monde dormait, sauf l’homme de quart, elle se glissa sur le pont. Deux silhouettes se tenaient debout, l’une près de l’autre, appuyées contre la dunette. Une lanterne proche permettait qu’on les discernât : Ellen-Rock et l’Italienne. Ils ne semblaient pas causer. Quelques paroles peut-être, tout au plus, et à voix basse. Elle essaya d’entendre. Aucun son ne parvenait à son oreille.

Elle obéit alors à une impulsion irréfléchie, et si opposée à sa nature qu’en agissant elle avait conscience de faire une chose honteuse et qui lui répugnait. Elle se jeta sur Ellen-Rock et murmura :

— Quel est votre but ? Est-ce qu’un homme se conduit ainsi ? Tant de grossièreté à mon égard !…

Elle ne savait plus ce qu’elle disait et s’en rendait si bien compte qu’elle se sauva sans achever sa phrase et sans même comprendre le but de son apostrophe. Elle retourna dans sa cabine, poussa le verrou et tourna la clef, blessée, frémissante de rancune et de haine. Mauvaise souffrance d’orgueil, la plus pénible de toutes pour une femme qui n’a jamais douté d’elle et de son pouvoir.

À ce moment, apercevant le volume du Corsaire, elle eut l’enfantillage de le consulter, comme on interroge un oracle aux heures de défaillance, et elle posa son doigt au hasard sur une page.