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une voix de femme… et puis une guitare…

Nathalie prêta l’oreille et murmura :

— C’est la voix de cette Italienne qui est venue à Mirador.

— Ah ! fit-il, voilà qui tourne bien. Elle sera venue par le train, avec ses deux camarades.

Il s’approcha des vitres. Mais comme un rideau rouge empêchait de voir à l’intérieur, il décida d’entrer, enleva son faux col et sa cravate, jeta sa casquette à terre et se décoiffa d’un coup de main. N’étant pas connu de la bande des chanteurs, il voulait se rendre compte et revenir aussitôt.

Il ouvrit la porte. La voix de femme jaillit, en notes graves et douloureuses. La chanson s’acheva. On applaudit. Puis ce fut le tumulte des conversations où résonnaient de temps à autre des accords de guitare.

Cependant un rayon plus vif avait passé entre les rideaux rouges, dérangés sans doute par quelque buveur. Nathalie se courba et toute la salle lui apparut, basse, enfumée, avec une vingtaine d’hommes autour des tables. Parmi eux elle ne reconnut aucun des chanteurs de l’après-midi. Mais, à droite, elle vit l’Italienne qui était assise sur une banquette et, à côté de cette femme, lui parlant et la regardant, le baron d’Ellen-Rock.

Seulement alors, Nathalie remarqua qu’elle était belle, d’une beauté vulgaire, sensuelle, qui, lorsque souriait le visage, si sombre d’habitude, prenait un éclat extraordinaire. Et les paroles d’Ellen-Rock devaient lui être agréables, car le rire s’accentuait, découvrant des dents magnifiques. Ses doigts frôlaient distraitement les cordes d’une guitare.

Ellen-Rock était penché sur elle, avec un air d’homme de proie, qui épie et qui fascine. On devinait que chacun des mots prononcés par lui avait son rôle et son but, et que la chanteuse en subissait la flatterie et le charme.

Nathalie se sentit toute rouge et secouée par une irritation qu’elle ne cherchait pas à réprimer. Cette scène de séduction poussée si loin, et en si peu de temps, le trouble de la femme, l’attention passionnée, qu’elle fût feinte ou réelle, avec laquelle l’homme exerçait son pouvoir sur une créature qu’il ne connaissait pas vingt minutes auparavant, tout cela confondit Nathalie.

Et, soudain, elle eut la vision nette de sa propre conduite en cette fin de journée. Elle non plus ne connaissait pas Ellen-Rock, et voilà qu’elle s’était confiée à lui comme au meilleur et au plus sûr des amis. Voilà qu’elle avait tout quitté pour le suivre dans une expédition nocturne et pour des desseins obscurs. Voilà qu’elle le guettait aux fenêtres d’une taverne, toute frémissante d’indignation. Était-ce possible ?

D’un coup elle s’éveilla du rêve où elle vivait dans l’inconscience, et qui lui semblait subitement le plus affreux des cauchemars. À mesure qu’elle reprenait possession d’elle-même, une colère croissante la soulevait contre Ellen-Rock. Elle ne pensait plus qu’à échapper au servage et à l’humiliation. Une dernière fois, elle observa la salle. Sans se lever, sans bouger de place, la tête renversée et les paupières closes, l’Italienne chantait une mélopée très lente. Les matelots se taisaient. Ellen-Rock écoutait, silencieux…

Nathalie s’en alla.

Devant le casino, des automobiles stationnaient. Elle monta dans le premier taxi et dit au chauffeur :

— L’Esterel… Deux kilomètres après le Trayas… La villa Mirador… Je vous indiquerai le chemin.

La voiture était découverte. Une brise parfumée flottait dans la nuit. Nathalie la buvait à profondes gorgées qui l’emplissaient de fraîcheur. Cependant, dans son cerveau, c’était le tumulte et le désordre. Toutes les impressions et tous les sentiments s’y agitaient et s’y heurtaient. Peur, curiosité, humiliation, orgueil, ivresse ignorée, révolte inconnue… Jamais un homme n’avait été pour elle cause d’un tel bouleversement.

Et, de tout cela, il se dégageait un désir éperdu, qui était de fuir, de fuir sans délai, afin de se mettre hors d’atteinte…