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le sais moi-même, avec autant de certitude. Mais il faut que vous sachiez aussi que mon seul désir est de vous laisser de moi une image vraie, une image qui ne soit ni celle de l’homme que vous avez connu, ni celle de l’aventurier que vous avez découvert. Je ne plaide ni pour l’un ni pour l’autre. Je veux vous paraître tel que je suis.

Elle fronça les sourcils. Comment osait-il s’exprimer comme il le faisait, avec sa voix autoritaire, et avec sa façon habituelle de commander, alors même qu’il implorait une grâce ?

Il continua, sans émotion apparente, et plutôt comme s’il exigeait qu’elle écoutât ses explications et qu’elle y ajoutât une foi absolue.

— Il s’est produit entre vous et moi un drame qui aurait pu nous jeter l’un contre l’autre comme des ennemis féroces, et qui, moi, m’a ravagé au point que je n’ai vu, d’abord, d’autre issue que le suicide. Si je vis encore, c’est que, dans les heures où mes souvenirs se sont réveillés, sur-le-champ j’ai douté que la réalité fût si monstrueuse. J’étais Jéricho, mais Jéricho était-il bien tel qu’on le disait ? N’y avait-il pas eu, dans les journaux ou dans le récit des victimes, de l’exagération et des mensonges ? Ce nom, ce métier de pirate n’avaient-ils pas imposé à l’imagination populaire une légende de forfaits qui confondait ma vie avec celle des flibustiers de jadis ? Oh ! je vous jure que j’ai connu là des journées pleines d’angoisse. Dans le désordre où les événements se présentaient à mon esprit, par pièces et par morceaux incohérents, je me demandais si je n’allais pas assister au spectacle de ce crime que je redoutais de tout mon être régénéré ! Une goutte de sang versée par moi, c’était ma condamnation. Ce sang, je ne l’ai vu nulle part. Je me suis interrogé, comme un juge d’instruction n’interroge pas celui qu’il suspecte. Et, si je n’ai pas le droit de m’acquitter, du moins j’ai le droit de vivre.

Il s’interrompit, comme s’il achevait sa phrase en lui-même : « J’ai le droit de vivre, et j’en use largement ». Sa poitrine se gonflait. Il respirait l’air natal avec une allégresse immense, et il arpentait le terre-plein qui dominait le domaine de ses aïeux avec l’assurance d’un maître qu’aucune calamité ne pouvait plus atteindre.

Nathalie ne cachait pas la surprise que lui causaient cette insouciance et cette animation.

Il devina sa pensée et formula :

— N’est-il pas juste qu’il en soit ainsi ? Ce qui m’épouvantait, c’était d’être le Jéricho qu’on avait imaginé, et que j’imaginais moi-même, tueur sans scrupules, et assassin de votre père. Puisque ce cauchemar est fini, comment voulez-vous que le reste m’apparaisse sous un jour tellement tragique ? Ici, où s’écoula mon existence d’enfant, Jéricho n’est plus pour moi qu’un inconnu, et je ne vois que Jean de Plouvanec’h, fils de Marie de Sainte-Marie, la bonne Dame. Je suis dans mon château, dans mes terres,