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— Tu es fou, dit-il.

— Ah ! ah ! tu commences à t’inquiéter.

— Moi ?

— Dame ! tu sens bien que j’ai gagné la partie !

— En vérité !

— Mon Dieu, oui, et sans violence, tout doucettement.

— Qu’est-ce que tu chantes ? fit l’autre qui semblait mal à l’aise.

— Je ne chante pas. Je parle. Et c’est là ton grand tort, vois-tu ? Du moment que tu me laissais parler et agir, la situation changeait du tout au tout.

— Hein ?

— Enfin, quoi ! t’imagines-tu que j’aie perdu mon temps depuis cinq minutes, crétin, et qu’une seule de mes paroles ait été prononcée pour toi ?

— Pour qui alors ?

— Pour ces deux-là, dit Ellen-Rock, en montrant Boniface et Ludovic. Ce n’est pas en vaincu que je combats, mais en chef.

— Le chef de qui ?

— Le chef de Boniface, mon camarade de bataille, qui a reconnu ma voix. Voyons, quoi, on n’a pas travaillé dix ans sous les ordres de Jéricho pour que l’on puisse échapper au baron d’Ellen-Rock ! Quand Jéricho commandait, Boniface obéissait. Pourquoi n’obéirait-il pas quand Ellen-Rock commande ? Je ne suis pas même bien sûr qu’il ait compris ! À quoi bon ! C’est ma voix qu’il écoute, et c’est la voix du chef qui le soumet. Tu l’as bien vu tout à l’heure quand je lui ai dit : « Avance un fauteuil à Mlle Manolsen ? » Tout de suite, Boniface et Ludovic ont avancé le fauteuil. Allons, tu es liquidé, Forville. Vous étiez trois contre moi tout à l’heure. Nous sommes trois contre toi. C’est deux de trop. Prépare-toi à sauter dans le vide.

Forville hésitait, épiant ses complices et tâchant de se rassurer. Il murmura :

— Toujours du boniment. Mes amis et moi, nous sommes d’accord. N’est-ce pas, Boniface ? Hein, Ludovic ? On marche la main dans la main ?

Boniface et Ludovic ne répondirent pas. Brusquement, Forville eut la sensation précise que les choses, en effet, avaient tourné contre lui et qu’il était le prisonnier de l’homme qu’il avait tenu au bout de son fusil. Sa décision fut immédiate. Il s’élança vers le palier.

Boniface s’y trouvait déjà, comme un planton de garde.

Il se précipita vers une des fenêtres.

Ludovic s’y dressait.

Ellen-Rock cria, dans un accès de gaieté :

— Est-ce réglé comme manœuvre ? Quel jeu de scène ! Ah ! les bougres… Pas même besoin de les commander pour qu’ils obéissent.

Il se posta lui-même devant la petite porte basse. Les trois issues étaient gardées. Rien à faire. Il ordonna :

— Dix pas en avant, camarades ! Mouvement convergent de manière à traquer la bête puante. À la bonne heure ! Bravo !

Boniface et Ludovic avançaient sans hâte, et Ellen-Rock ricanait :

— Ça y est ! Tu vas être empoigné. Ah ! ce n’est plus comme à Versailles, hein ! où ta sortie fut, somme toute, assez digne. Cette fois c’est la dégringolade.

Forville éclata en jurons et se mit à courir dans la salle, comme une bête qui se heurte aux barreaux de sa cage. Il trépignait. Il injuriait Ellen-Rock. Il ramassa son fusil et tenta vainement, avec des mains qui tremblaient, de le recharger. À la fin, épuisé, trébuchant, la figure en sueur, il se campa de nouveau devant Ellen-Rock et bégaya :

— Eh bien, tu y passeras comme moi. Si tu me dénonces, j’en fais autant. Forville en prison, soit ; mais Jéricho aussi. Hein ! c’est une bonne prise, Jéricho le pirate… Et pour toi, l’échafaud..

On eût dit qu’il allait avoir une crise de nerfs. Il dansait d’un pied sur l’autre, en criant :

— L’échafaud, oui… l’échafaud !

Il se produisit alors un fait d’une étonnante simplicité. Avec la même aisance qu’il eût déplacé une chaise, de ses deux mains Ellen-Rock saisit au collet son massif adversaire, le souleva et le coucha sur les bras tendus de Boniface et de Ludovic.

— Ouste ! le plongeon, et vivement !

On entendit la dégringolade du misérable, puis quelques jurons, puis des menaces dont la clameur s’éloignait.