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d’Antibes, la présence de quelque chose qui flottait au gré des vagues, comme une épave. Et, presque aussitôt, on se rendit compte qu’il y avait sur cette épave une forme humaine, la silhouette…

— D’un cadavre, interrompit Maxime, l’air lugubre.

— Ma foi, continua le docteur, il paraît que l’homme que l’on recueillit dix minutes plus tard, évanoui, livide, des caillots de sang mêlés à sa barbe, n’était guère plus qu’un cadavre, et il avait fallu un miracle d’énergie pour que ce moribond pût, dans un tel état de faiblesse, se cramponner aux débris du canot d’où on l’arracha.

— Et cependant, observa Maxime, ce cadavre vivait…

— Il vivait. Mon confrère Verlage, qui se trouvait à bord comme médecin, et dont c’était la dernière traversée, constata que le cœur battait et que, malgré des blessures extrêmement graves, le naufragé pouvait peut-être survivre.

— Blessures accidentelles, ou blessures résultant d’une tentative criminelle ? demanda Maxime qui avait des prétentions de policier.

— Tentative criminelle, sans le moindre doute. Un coup de couteau à l’épaule, pas très profond, et, sur le crâne, un coup de massue qui aurait tué tout autre individu moins exceptionnel que celui-là.

— Exceptionnel par quoi ?

— Par sa résistance justement. Verlage m’a dit souvent qu’il n’a jamais rencontré un plus bel exemple humain, doué d’une pareille musculature et d’une vitalité aussi formidable. Transporté presque à l’agonie dans une clinique de Marseille, il se rétablit sous les yeux mêmes du docteur, avec une rapidité qui tenait du prodige.

— D’où venait-il ? interrogea Nathalie. Qui était-ce ?

— Mystère. Le choc reçu avait été si violent qu’il ne se rappelait rien.

— Les premiers temps… Mais plus tard ?

— Plus tard ? Au bout de trois semaines, il disparaissait.

— Hein ? Que dites-vous ?

— Une fin d’après-midi, l’infirmière de service, en pénétrant dans sa chambre, ne trouvait plus personne. Il avait quitté son lit et passé par la fenêtre, une fenêtre du premier étage donnant sur une rue déserte.

— Sans un mot d’adieu ? sans rien laisser ?

— Si, une enveloppe cachetée, avec cette inscription : « En remerciement. » À l’intérieur, dix billets de mille francs. Or, quand on l’avait recueilli, il n’était vêtu que de loques, et, là-dedans, pas un billet de banque, ni même un bout de papier. En outre, il n’avait pas une fois quitté son lit et n’avait parlé à personne.

— D’où tenait-il donc ces dix mille francs ?

— Aucun indice là-dessus ni sur le reste. Tout au plus avait-on découvert que le chiffon mouillé qui lui servait de chemise, lors du sauvetage, portait des armes brodées. D’où le titre et le sobriquet qui lui furent donnés dans la clinique, baron d’Ellen-Rock, et c’est ainsi qu’il fut désigné par le seul journal qui rapporta l’aventure. On traversait une crise politique et financière, et la chose ne fit aucun bruit. Mais le baron dut lire l’article, puisque, un an plus tard, mon voisin Verlage vit se présenter chez lui un monsieur qui lui dit en souriant : « Eh quoi, mon cher docteur, vous ne me reconnaissez pas ? Le baron d’Ellen-Rock ?… »

Il y eut un silence. Puis Nathalie murmura :

— Captivante, votre histoire. Et qu’était-il advenu de ce curieux personnage durant cette année ?

— Il avait fait fortune.

— Fortune !

— Oui, il avait acheté, vendu, racheté et revendu des terrains et des maisons, sur la Côte d’Azur et à Paris, et il était millionnaire.

— Mais votre ami l’a-t-il interrogé sur son passé ?

— Dix fois. Vingt fois. Mais sans résultat. De son nom véritable, de son passé, du pays où il est né, des contrées où il a vécu, Ellen-Rock ne peut rien dire. Il ne sait rien.

— Est-ce possible ?

— Possible et naturel. Le coup effroyable qu’il a reçu sur la tête, aggravé par les souffrances subies sur l’épave, par la faim et par le froid, a déterminé en lui une abolition de certaines facultés que l’on pouvait croire passagère, mais qui semble définitive. Phénomène, je le répète, fort explicable et très logique.