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ne riez donc pas, vous ! s’écria-t-elle en avançant de nouveau vers Jean d’Orsacq avec ses poings serrés et une expression impitoyable. Ne riez pas ! Vous le savez bien, que j’étais aussi loin de vous que je le suis maintenant. Déjà, d’ailleurs, vous cherchiez une autre voie pour m’atteindre. Et déjà vous étiez conduit, sans le savoir, vers l’acte que vous avez commis. »

D’Orsacq la regarda sans baisser la tête. Il ne riait plus. Elle le quitta des yeux, et, s’adressant à M. Rousselain :

« Monsieur le Juge d’instruction, trois obstacles le séparaient de moi : Mme d’Orsacq, mon mari et ma volonté. S’il avait cru à l’effondrement de ma volonté, il n’aurait pas frappé sa femme, et, plus tard, il n’aurait pas tenté de perdre mon mari. Mais il n’y a pas cru. Une demi-minute d’étourdissement, ce n’est tout de même pas une défaillance. Non, il n’y a pas cru. Déjà, comme je viens de le dire, d’autres choses se produisaient, et, tout en restant, au fond de lui, en plein délire, il apparut soudain raisonnable, presque grave, songeur en tout cas. Que se passait-il ? Ceci, simplement M. d’Orsacq apprenait que l’on avait aperçu Mme d’Orsacq, seule, sous la pluie, et qui franchissait le vieux pont, glissant et vermoulu, de la cascade. »

L’insinuation était effroyable. M. Rousselain en frissonna. Cependant, elle ne provoqua en M. d’Orsacq aucune réaction. Étrange confrontation des trois acteurs du drame. Il semblait qu’entre eux la force d’attaque ou de riposte était épuisée. L’inexorable Christiane, que rien ne pouvait plus arrêter, parlait sans emportement et paraissait poursuivre, plutôt qu’un réquisitoire, une démonstration irréfutable par sa logique et sa netteté.

« C’est là, pour la première fois, dit-elle, que, à son insu, s’est glissée l’idée, encore informe, de la libération possible. Un hasard, un pied qui trébuche, une planche qui cède, et tout est fini. Dès lors, il fallait me remettre en confiance. Il s’apaisa. Jeté inconsciemment dans ce vertige des idées mauvaises auxquelles un homme de sa nature ne sait pas résister, il attendit. Et il advint que tous les événements semblèrent faire pencher le destin de ce côté. On sut que Mme d’Orsacq se trouvait dans sa chambre. On sut qu’elle s’y trouvait tandis que l’homme ouvrait le coffre-fort de cette pièce. Et l’on évoqua aussitôt la rencontre, la lutte, le meurtre peut-être. Vous voyez, monsieur le Juge d’instruction, comme l’esprit de M. d’Orsacq se fixait, malgré lui, sur une idée obsédante contre laquelle il se débattait. Il n’espérait pas, mais la vision s’imposait. La supposition devenait une réalité.

« Et c’est ainsi que la chose s’effectua et qu’elle s’effectua dans des conditions qui devaient rendre ce drame incompréhensible. Lorsque M. d’Orsacq fit les premiers pas vers l’escalier, nous étions tous persuadés que, s’il trouvait ouverte la porte du boudoir, c’est que Mme d’Orsacq avait été tuée depuis une heure. Or, elle vivait !

« Oui, elle vivait. L’agression que nous avions imaginée n’avait pas encore eu lieu. C’est alors seulement qu’elle se produisit. Elle se produisit à cette seconde-là, et pas avant. Quand le crime fut découvert, comment aurions-nous pu imaginer qu’il se commettait… sous nos yeux ? »

La voix de Christiane s’était ralentie. Elle paraissait n’avoir plus d’énergie pour continuer. Ses paroles se prolongèrent dans un silence terrifiant.

Ce fut Boisgenêt qui le rompit. Il scanda fortement, martelant ses mots de gestes saccadés :

« Tout cela est faux. J’étais là… J’aurais bien vu !

— Vous auriez pu ne pas voir le geste, s’il a été accompli une seconde avant, rectifia M. Rousselain.

— Mais nous sommes entrés ensemble, et Mme d’Orsacq, déjà frappée, était morte.

— Comment le savez-vous ?

— Ses mains étaient froides. Je jure…

— Ne jure pas, Boisgenêt, dit Jean d’Orsacq.

Il était venu s’asseoir sur un fauteuil près de la table. Un instant, il se cacha la figure entre ses mains, comme s’il ne voulait pas qu’on en aperçût l’atroce convulsion. Et, de fait, il réapparut avec un masque dur, contracté, que rien ne pouvait plus altérer davantage, ni pacifier.