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me de chambre, qui demanda à d’Orsacq :

« Monsieur le comte a vu Madame ?

— Comment, Madame est sortie ?

— Oui, monsieur le comte, j’ai aperçu Madame qui sortait du château avant la pluie et qui se dirigeait du côté de la rivière.

— Mais elle est rentrée ?

— Je ne crois pas, monsieur le comte, je n’ai pas vu Madame rentrer. Mais, en tout cas, Madame avait sa grande cape de petit-gris.

— C’est curieux, dit Jean à Christiane… Lucienne qui était si lasse et qui dormait !… Cherchez Madame autour du château, Amélie, avertissez Ravenot, et venez me retrouver dans un quart d’heure pour me mettre au courant. »

Aussitôt arrivés dans le vestibule, Boisgenêt et les deux Bresson se dépêchèrent de gagner leurs chambres par le grand escalier. Christiane voulait en faire autant. Mais d’Orsacq le saisit au poignet avec une violence rageuse.

« Où voulez-vous aller ? Vous êtes à peine mouillée, vous. Et puis quoi ?… »

Il lui serrait le bras si fortement qu’elle gémit.

« Vous me faites mal…

— Tant pis ! tant pis ! Vous n’avez pas le droit de vous jouer de moi ainsi.

— Je me joue de vous, moi ! » dit-elle révoltée.

Cette accusation atténuait l’énergie de sa résistance, et elle se laissa mener jusqu’au salon d’abord, et ensuite jusqu’à la bibliothèque.

Il la jeta, pour ainsi dire, sur un fauteuil, et lui dit durement :

« Maintenant, expliquons-nous. Les domestiques sont dehors. Votre mari et Vanol s’abritent dans le parc. Les autres ne descendront pas de leurs chambres avant un quart d’heure. Nous avons dix ou douze minutes à nous, quinze minutes peut-être. C’est assez. Expliquons-nous. »

Ainsi la vie paisible du château, consacrée depuis une semaine aux plaisirs et aux excursions, à peine marquée par les assiduités du comte auprès de Christiane, cette vie prenait subitement un rythme de fièvre et d’agitation. À partir de la prédiction, anodine cependant et oubliée, de Léonie Bresson, les êtres subissaient les effets d’une tempête non encore déchaînée et dont ils ne se doutaient pas, mais qui, déjà, secouait leur équilibre nerveux et leurs instincts ignorés. Le destin procède ainsi souvent, par sautes brusques et par rafales, inexplicables au moment où elles vous emportent dans leur tourbillon.

Tout de suite, Christiane se redressa, et d’une voix ferme :

« Je n’accepte pas votre façon d’agir. Depuis tantôt, vous me persécutez.

— Je vous persécute ?

— Oui, c’est de force que vous m’avez amenée ici, comme une captive, et c’est malgré moi que je vous écoute, par peur d’un éclat…

— Que je suis prêt à faire, vous l’avez senti, n’est-ce pas, Christiane ?

— Encore une fois, s’exclama-t-elle, je vous défends de m’appeler par mon nom. Rien, dans ma conduite, ni dans nos relations, ne vous a donné ce droit. »

Il plia un instant. Il sentait la nécessité d’une attaque plus sournoise et plus habile qui assoupirait la méfiance irritée de la jeune femme. Il domina son emportement. Il imposa le calme, presque le sourire et la douceur de l’amitié, à son masque bouleversé par les passions, et il dit gravement, lentement :

« Excusez-moi. En face de vous, je ne suis plus maître de mes paroles et de mon élan. Oui, cela vous étonne… vous ne comprenez pas cette exaltation insolite, à laquelle je ne vous ai pas habituée. Mais c’est précisément pour cela que je réclamais une explication. Voulez-vous m’écouter ?

— Oui ! répondit-elle nettement, en se tenant debout sur une défensive dont elle ne cherchait pas à dissimuler l’inimitié.

— Alors, dit-il, ce sera bref.

Consultant sa montre, il reprit :

« Ce sera bref. Nous avons si peu de temps ! Écoutez-moi, chère amie… Vous voulez bien que je vous appelle chère amie, n’est-ce pas ? Écoutez-moi. Lorsque, il y a huit mois, j’ai retrouvé Bernard Debrioux qui avait été mon camarade de lycée, et qu’il m’a présenté à vous, j’ai senti dès la première minute, le charme…

— Vous m’avez déjà dit tout cela, interrompit Christiane, avec agacement.

— Je vous le redis, et je vous rappelle aussi toutes les paroles que je vous ai dites, chaque fois que j’ai eu l’occasion de vous voir au cours de l’hiver et du printemps. Car je n’eus plus d’autre idée. Patiemment, m’autorisant de mes anciens rapports avec votre mari, me faisant inviter dans les maisons où vous fréquentiez, j’ai été l’amoureux obstiné qui cherche, qui s’entête, qui s’affole, qui jette un mot de prière et de tendresse quand il le peut, ou qui regarde et admire de loin, quand il ne peut pas s’approcher.