Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tre saisit les billets de banque, pendant que la dame en gris accomplissait la manœuvre inverse.

— Maintenant que vous l’avez, reprit la mendiante d’un ton doucereux, dites-moi le vrai, soyez gentille… C’est-il seulement que vous voulez essayer le coup de San Francisco, ou bien, si c’est une autre idée que vous avez en tête ?…

Elle n’obtint pas de réponse. La jeune femme mettait le morceau du bracelet dans son corsage.

— C’est parce que, voyez-vous, je suis curieuse de ma nature, continua la vieille. J’aime à me rendre compte… dame, c’est permis… alors…

Mais, à ce moment, les pas d’un promeneur s’entendaient et se rapprochaient. La vieille n’insista pas. La partie était perdue. Courbée sur son bâton, elle s’éloigna en marmottant :

— Au revoir, ma belle, et sans rancune, hein ? Mais, bon Dieu ! ce que vous êtes vive !

La dame en gris, de son côté, se jeta dans un petit chemin perdu dans les buissons. Elle y fit quelques pas, puis, s’arrêtant, écarta légèrement les branches touffues, afin d’apercevoir le promeneur qui survenait et auquel la vieille demanda l’aumône.

— Le docteur Lamar ! murmura Florence, en reconnaissant le médecin légiste. Il cherche la trace de la femme en noir… de la femme en noir que j’étais hier. Qu’il ne voie pas la femme en gris que je suis aujourd’hui.

Elle eut un petit rire silencieux et, légère comme une ombre, s’en alla, sans bruit, le long du chemin couvert.

À l’extrémité du parc se trouvait, elle le savait, un puits profond, qui servait à alimenter l’arrosage. Au bord du puits, Florence fit halte. Elle tira de son corsage les deux moitiés du bracelet de corail, les rejoignit, les contempla un moment et murmura :

— Oui, oui, c’est cela. Je comprends bien. Cela également, c’est le Cercle Rouge… Pour… Jim Barden, c’était, ce bracelet, le symbole du mal qui l’opprimait… Souvenir de sa femme, souvenir de celle qui fut ma mère… Oui, mais aussi, mais surtout, forme tangible, image matérielle de l’insolite, de l’inexorable fatalité de sa race… de ma race… un bracelet rouge… un Cercle Rouge…

Elle ôta le gant de sa main droite. Sur la peau blanche de cette main, une ombre circulaire, rouge encore, mais déjà pâlissante s’effaçait.

Pendant quelques instants la jeune fille resta pensive.

Puis elle se pencha sur la margelle et fixa les yeux sur l’eau noire où se reflétait, vingt-cinq pieds plus bas, un coin du ciel.

Soudain, étendant la main, elle laissa, dans le puits, tomber les deux moitiés du bracelet de corail.

— Il n’en reste plus trace, dit-elle en regardant l’eau dormante qui, ridée un moment de cercles concentriques, reprenait sa tranquillité. Il n’en reste plus trace, répéta-t-elle en reportant les yeux sur sa main redevenue d’une blancheur parfaite. Tout est effacé maintenant de ce passé fatal… Hélas ! je crains bien qu’en moi ce ne soit pas pour toujours.

Elle quitta le parc et regagna Blanc-Castel.

À cette même heure, dans un quartier populeux du centre de la ville, une vieille mendiante, courbée sur un bâton et portant un garde vue vert, s’arrêta non loin d’une boutique de savetier. La vieille eut autour d’elle un regard circulaire afin de s’assurer qu’elle n’était pas observée, puis, tout lui paraissant normal, elle traversa la rue et, à deux pas de la boutique, elle ouvrit une petite porte et s’y engouffra.