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fre-fort, et les souffrances plus grandes que lui avait causées le vol de ses reconnaissances.

— Dans ce coffre, j’étouffais, messieurs, je râlais, je me voyais périr à la fleur de l’âge, en pleine force, en pleine activité. J’aurais perdu la vie, messieurs, si, par fortune, mes employés ne s’étaient pas précipités à mon secours pour m’arracher au trépas. J’ai donc été victime d’une tentative d’assassinat, qui fut accompagnée d’un vol, d’un vol odieux, monstrueux, inexcusable. On m’a dépouillé, moi, l’ami des pauvres gens, moi qui, par bonté d’âme…

— Tais-toi, Bauman, tu es une canaille ! cria, de la salle, une voix forte.

Bauman sursauta et resta court. Le président donna un ordre et on expulsa l’interrupteur, un solide gaillard en bras de chemise, en qui l’usurier reconnut son ancien client John Brown.

— Pour éviter de semblables incidents, qu’il me faut réprimer, mais qui sont, dans une certaine mesure, excusables, dit le président, je vous prierai, monsieur Bauman, d’éviter de vous livrer à un panégyrique de votre industrie.

Bauman voulut protester.

— Je vous remercie, dit le président, votre déposition est terminée.

L’usurier se retira accompagné de quelques huées discrètes.

À l’appel de leur nom, Ted Drew et le mystérieux comte Chertek ne répondirent pas. Le premier avait jugé prudent de partir en voyage pour éviter de n’avoir pas à étaler au grand jour les coupables machinations qu’il avait tentées et que la presse avait durement stigmatisées. Quant à Chertek, espion avéré, agissant pour le compte de l’Allemagne, on le savait maintenant, il avait, après l’échec de sa tentative, disparu sans laisser de traces.

D’autres témoins à charge déposèrent, comparses peu intéressants et qui n’apportèrent à la barre rien de sensationnel.

Enfin, on appela Silas Farwell.

Ce dernier chargea Florence de tout son pouvoir avec un cynisme que rien ne démonta. Animé par la haine qu’il voulait assouvir, il fit le récit détaillé du vol dont il avait été victime, en ayant bien soin toutefois de ne point insister sur l’origine du reçu Gordon.

Gordon, l’avocat de Florence, était obligé de garder le silence pour ne pas paraître s’occuper d’un fait personnel. Vingt fois, tremblant d’indignation, il fut sur le point d’interrompre Silas Farwell. Vingt fois il se contint.

Le président, lui, malgré les règlements qui lui commandaient une impartialité absolue, ne se crut pas tenu à la même discrétion, et, lorsque Farwell eut terminé sa déposition, il dit d’un ton ironique :

— Il faut croire que le dommage causé au témoin est plus moral que matériel, puisqu’il ne s’est pas porté partie civile dans le procès. C’est à croire qu’il abandonne généreusement les soixante-quinze mille dollars qui lui furent dérobés. Nous ne saurions trop l’en féliciter.

Cette ironie ne fut pas du goût de Silas Farwell qui blêmit de colère mais qui n’osa répondre. Il sentait autour de lui gronder une sourde hostilité et il prit le sage parti de se retirer sans rien ajouter.

En somme, les témoins à charge n’avaient pas reçu un accueil très sympathique. Personne ne plaignait le moins du monde cette bande de coquins et d’exploiteurs à qui la dame au Cercle Rouge avait infligé une trop faible leçon dans l’esprit de la plupart des assistants.

Les témoins à décharge, en revanche, furent écoutés avec un grand intérêt.

Parmi eux se trouvaient tous les braves gens pour qui l’intervention de Florence Travis avait été providentielle, les sauvant de la misère et de la détresse, les arrachant aux mains impitoyables qui les tenaient à la gorge.

Ce fut une explosion de reconnaissance, un long remerciement ému montant vers celle qui ressemblait bien plus alors à une bienfaitrice qu’à une coupable.