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Épisode 2

La Main d’une inconnue

V

Où l’on fait connaissance avec M. Karl Bauman, usurier en tous genres


— Le bureau de M.  Bauman ?

— C’est ici, madame, mais M.  Bauman n’est pas là ; il ne doit rentrer que vers trois heures.

Larkin, le garçon de bureau de la banque Bauman, regardait, non sans étonnement, la personne inconnue qui demandait son patron, et dont l’aspect était, à vrai dire, assez insolite.

C’était une femme, et elle semblait de taille moyenne, cela, Larkin le voyait, mais était-elle vieille ou jeune, belle ou laide ? Voilà ce qu’il était totalement impossible de deviner. L’inconnue, en effet, était enveloppée d’un manteau noir si ample et si long qu’il dissimulait sa personne des pieds à la tête, et elle était voilée d’un voile tellement épais, qui tombait autour de son visage en plis si impénétrables, qu’on ne pouvait distinguer le moindre détail de ses traits et que sa voix même n’en sortait qu’étouffée et comme lointaine.

Sans s’inquiéter aucunement de la réponse du garçon de bureau, l’inconnue, passant devant lui, entra d’un pas délibéré dans le salon d’attente.

— Je sais bien que M.  Bauman n’est pas dans son bureau, déclara-t-elle. Je viens de le rencontrer dans la rue, tout près d’ici ; il causait avec quelqu’un ; mais je lui ai parlé et il m’a priée de venir l’attendre ici, dans son cabinet de travail.

— Dans son cabinet de travail, madame ?

— Oui, dans son cabinet de travail. Veuillez m’y faire entrer.

Les yeux ronds, la bouche entr’ouverte. Larkin, image de la perplexité, était plongé dans un abîme d’hésitations.

C’était un pauvre homme, timide et simple, chargé de famille ; il avait connu la plus noire misère et vivait dans des transes perpétuelles à l’idée que la moindre bévue lui ferait sûrement perdre sa place, laquelle, d’ailleurs, était pénible et ne lui rapportait qu’un salaire de famine.

Il craignait comme le feu, M.  Bauman, et, pour le moment, il était affolé par la décision à prendre. Ne mécontenterait-il pas gravement son patron en laissant entrer quelqu’un dans son bureau, sans ordres directs ? Ne commettrait-il pas une gaffe plus forte en prenant sur lui de s’y refuser ? La dame voilée semblait bien sûre d’elle. Sa voix avait une autorité impressionnante, et Larkin était habitué à voir son patron traiter de la façon la plus mystérieuse les affaires les plus diverses. Il songea à aller demander conseil à un employé, mais M.  Bauman lui avait, une fois pour toutes, sous peine d’être flaqué à la porte dans les cinq minutes, défendu de parler de quoi que ce soit à qui que ce fût.

— Eh bien ! dit la femme voilée, avec une nuance d’impatience, vous décidez-vous ? M.  Bauman sera mécontent si l’on me rencontre ici.

Larkin eut un frisson.

— C’est par là, madame ! dit-il, en allant ouvrir la porte du bureau.

La visiteuse voilée s’y engouffra.

La porte refermée, elle regarda autour