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» Se voyant découvert, il fit preuve d’un cynisme inimaginable.

» — Et après ? dit-il d’un ton narquois. Je fais ce que je crois devoir faire. Ah ! ah ! monsieur l’avocat, vous avez voulu me faire marcher. Vous vous êtes mis du côté de la canaille qui me dépouillait de mon héritage ! Eh bien, c’est moi qui vous tiens maintenant ! »

» Et déployant à distance le papier que je venais de signer, il me jeta ces mots :

» — Regardez et lisez bien ! »

» Les lignes dansaient devant mes yeux. Je déchiffrai pourtant ceci :

Je soussigné, Gordon, avocat-conseil, chargé des intérêts des Employés de la Coopérative Farwell, reconnais avoir reçu la somme de 75 000 dollars, montant de la part des bénéfices du dernier trimestre, revenant à ses employés.

Lu et approuvé : Lu et approuvé,
Silas Farwell. C. Gordon.


» Devant cette infamie inconcevable, je perdis la tête. Je devins fou de rage. Je sautai sur Silas d’un bond et lui saisis la gorge à deux mains, comme avec des tenailles.

» Mais il m’avait prévenu et, avant mon agression, son doigt avait pressé le bouton d’une sonnerie.

» Des employés se précipitèrent dans la pièce.

» Ils durent se mettre à quatre pour me faire lâcher prise. J’avais terrassé Silas Farwell, mon genou lui écrasait la poitrine, et je l’étranglais littéralement.

» Quand on l’arracha de mes mains, il était dans un état lamentable. La face convulsée, les yeux exorbités, les vêtements en lambeaux, c’est à peine s’il put articuler quelques mots :

» — Cet homme… a voulu… me voler… m’assassiner… » bégaya-t-il.

» Deux policiers, qu’on était allé chercher en hâte, me mirent la main au collet et m’emmenèrent sans tarder à la station de police, malgré mes protestations.

» Fort heureusement, j’étais connu grâce à ma profession, et le brigadier, auquel j’avais autrefois rendu quelques services, voulut bien m’autoriser à me rendre chez moi, sous la conduite des deux agents qui m’avaient arrêté, afin que je pusse me munir de linge et de vêtements.

» Mon but était de prendre la fuite, je vous l’avoue en toute franchise. Qui croirait mon histoire ? Le misérable avait tendu son piège avec tant d’adresse que, puisque j’avais eu la bêtise de m’y laisser prendre, je ne pouvais plus en sortir. Rembourser l’argent m’était également impossible, même si je l’avais voulu, mes ressources, quoique sûres et abondantes, consistant seulement dans le produit de mes honoraires. Où aurais-je trouvé 75 000 dollars ?

» Mieux valait disparaître. Le temps m’apporterait peut-être le moyen de me justifier.

» Je réussis à m’enfuir plus facilement que je ne l’aurais supposé. Je m’y pris d’une façon très simple.

» Quand je fus dans mon bureau, après avoir pris quelques papiers que je mis dans la poche intérieure de mon veston, j’offris des cigares aux deux détectives. Pendant qu’ils les allumaient, je m’emparai d’un énorme presse-papier en fonte et je le jetai violemment contre la vitre de la porte.

» À ce bruit, qui leur sembla venir de l’extérieur, les deux hommes, instinctivement, se précipitèrent vers la sortie.

» Aussi prompt que l’éclair, j’ouvris la fenêtre et je sautai sur l’échelle d’incendie qui courait du haut en bas du mur de la maison.

» À peine en avais-je gravi quelques échelons que déjà les policiers revenus de leur surprise, étaient à mes trousses.