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Gordon continua :

» On parla beaucoup de ce décès, que des circonstances mystérieuses avaient entouré et que la robuste santé de John Farwell ne pouvait faire prévoir. Certains esprits malveillants allèrent jusqu’à prononcer le mot d’empoisonnement et à soupçonner Silas de n’être pas étranger à cette mort singulière. Mais l’accusation se présentait si grave qu’on eut peur de s’y arrêter. L’oubli se fit.

» Silas resta donc seul directeur de la Coopérative Farwell. Ce fut alors le commencement de la décadence pour la maison, car Silas, d’une part, se refusait aux dépenses les plus utiles et, d’autre part, engageait à la Bourse des sommes énormes. En outre, sa détestable réputation personnelle, sa brutalité et son âpreté sauvage détachaient de lui ses meilleurs correspondants. Mais si forte était la constitution merveilleuse de l’affaire, que celle-ci résistait à toutes les causes de désordre et de ruine.

» Pourtant, des spéculations malheureuses causèrent des trous énormes, qu’il fallut combler sans délai.

» C’est ainsi qu’un jour, après une semaine de pertes considérables, Silas n’hésita pas à mettre la main sur le dividende trimestriel qui devait être distribué au personnel de la coopérative.

» M’étant présenté pour encaisser, au nom des ouvriers, il me répondit par une fin de non-recevoir assez dure, déclarant qu’il en avait assez d’être exploité ainsi et que le personnel pouvait bien attendre.

» — Ces messieurs deviennent trop exigeants, me dit-il. Il a plu à mon père, dans un moment de folie, de les enrichir sottement à mes dépens. J’entends bien demeurer seul juge de la situation et ne leur faire l’aumône, pour répondre au vœu de mon père, qu’à mon gré et sous mon seul contrôle. »

» En vain, je lui représentai que les dispositions testamentaires du père Farwell n’étaient pas un simple vœu mais constituaient bel et bien un droit pour les bénéficiaires, et qu’il ne pouvait parler d’aumône volontaire, il m’envoya promener grossièrement.

» Je me rendis alors auprès des ouvriers et je les priai de patienter, prétextant que les comptes du trimestre n’étaient pas encore terminés. Ces braves gens s’inclinèrent, sans protester.

» Mais comme le temps passait et que l’argent ne venait toujours pas, ils finirent par concevoir des craintes que vint m’exprimer une délégation. Je réussis encore à leur persuader qu’il fallait attendre.

» Enfin, d’atermoiements en tergiversations, j’en étais arrivé à ne plus savoir que répondre à leurs réclamations réitérées, lorsque, un beau jour, une véritable révolte éclata dans les ateliers.

» Je me rendis auprès des ouvriers.

» Leur patience était à bout. Forts de leurs droits, et surexcités par la rancune qu’ils avaient vouée à Silas Farwell, qui était le plus dur, le plus insolent et le plus impitoyable des patrons, tandis que son père et son frère en avaient été les meilleurs, ils prirent une résolution énergique dont je ne pus ni les détourner ni même les blâmer.