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Florence, conquise par un langage aussi délicat et oubliant tout à fait la situation et l’accoutrement de son interlocuteur, lui dit, en l’invitant à s’asseoir :

— Me témoigner votre reconnaissance ? C’est bien simple. Prenez un fauteuil et racontez-moi votre histoire, monsieur Gordon. Je serais curieuse de connaître les péripéties qui vous ont amené où vous en êtes, car je suis convaincue que vous êtes une victime et non pas un coupable.

— Auriez-vous le don de la divination, mademoiselle ? dit Gordon, les yeux humides de larmes et la voix tremblante. Merci de votre bienveillante et juste intuition. Cela m’encourage à tout vous dire. Vous pourrez me juger par le récit sincère que vous allez entendre.

— Voulez-vous attendre un instant ? dit Florence, que sa prudence n’abandonnait pas.

Elle alla fermer à double tour la porte qui donnait vers l’antichambre.

— Ainsi vous êtes en sécurité. Allez, monsieur Gordon, je vous écoute.

Gordon, sans fausse contrainte, s’assit dans le fauteuil que lui avait désigné Florence, et commença d’une voix calme et posée.

— Vous n’ignorez pas, mademoiselle, l’existence de la Coopérative Farwell. Elle est connue dans l’Amérique entière et ses produits sont exportés aux quatre coins du monde. Quand le père Farwell mourut, il créa, par des dispositions testamentaires spéciales, une situation privilégiée aux ouvriers qui l’avaient aidé à édifier son immense fortune. C’était un homme bon, juste et libéral. Ancien ouvrier, il portait aux travailleurs, ses collaborateurs obscurs, un intérêt quasi paternel. Il décida qu’un quart de tous les bénéfices réalisés par ses successeurs irait au personnel de ses usines, formé en coopérative, et que chaque employé toucherait une part qui serait proportionnée à ses années de service et à l’importance de ses fonctions.

» Tout marcha bien pendant cinq ans. Le personnel était composé de braves gens, reconnaissants du geste qu’avait eu le défunt, et jamais la moindre discussion ne s’éleva dans les règlements de comptes.

» J’avais été chargé de ce règlement par une clause spéciale du testament du père Farwell, dont j’étais l’avocat, et qui, de son vivant, me témoignait autant de confiance que d’amitié.

» Les héritiers et nouveaux propriétaires de l’entreprise étaient les deux fils du défunt. L’aîné, John, vivant portrait du père, était un bûcheur et une nature exceptionnellement droite et juste. Le plus jeune, Silas, au contraire, était un homme sans conscience, d’une cupidité sordide, malgré son ambitieuse vanité, et qui ne connaissait d’autre droit ni d’autre loi que son intérêt personnel.

» Tant que John vécut, la Coopérative Farwell — ainsi l’appelait-on depuis la transformation de la maison — conserva et développa même sa prospérité. Silas, tenu, autant que possible, à l’écart par son frère, qui ne le connaissait que trop, se contentait de diriger le service des expéditions, qui lui avait été confié, et de se livrer à des spéculation de bourse qui n’étaient pas toujours avouables.

» Mais bientôt le rôle effacé qu’il jouait dans les affaires ne lui suffit plus et il réclama un partage égal de l’autorité. En même temps, il tenta de pousser son frère dans des opérations d’argent de telle nature que John, qui était l’intégrité même, ne lui cacha pas son indignation.

» L’ère des discussions graves commença entre les deux frères, mais prit fin brusquement par la mort soudaine de John.