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Florence tourna la tête, vit sa gouvernante qui était revenue, et lui sourit.

— Non, Mary, je vous assure. Je n’ai rien. Pourquoi souffrirais-je ?

— Pourquoi, je l’ignore, mais je vois bien que vous n’êtes pas comme de coutume. Voyons, faites comme quand vous étiez une enfant, ajouta la gouvernante en s’asseyant familièrement auprès de la jeune fille. Dites vos peines à votre vieille nourrice. Qu’avez-vous ?

— Je ne sais pas, Mary, je vous jure, je ne sais pas… C’est peut-être l’émotion de cette scène pénible… Mais non, de coutume je ne suis pas si peureuse…

Florence resta un moment silencieuse et, d’une voix assourdie, reprit :

— C’est autre chose… C’est un pressentiment qui m’obsède, contre lequel je lutte depuis plus d’une heure, sans pouvoir le chasser. Le pressentiment d’un malheur qui va m’arriver…

Elle tressaillit, regarda autour d’elle anxieusement et, plus bas encore :

— D’un malheur qui vient de m’arriver… maintenant… au moment où je vous parlais, un malheur irréparable… C’est fou, mais j’ai l’impression nette et cruelle qu’un des miens vient de disparaître…

Tremblante, comme une enfant cherchant protection, elle s’appuya sur l’épaule de sa fidèle compagne. Celle-ci la serra contre elle avec tendresse et la calma par de douces paroles.

Mais la voix de la gouvernante était étrangement troublée et une angoisse emplissait ses yeux.



III

Comment Bob comprend le sport


M. Robert Barden, que ses amis intimes, c’est-à-dire les jeunes rôdeurs et les cambrioleurs débutants, les filous de haute et basse pègre, les ex-boxeurs noirs tombés dans l’ivrognerie et l’attaque nocturne, les anciens domestiques jaunes devenus des voleurs et des faussaires, les malfaiteurs des deux sexes — en un mot, toute l’écume des villes de l’ouest des États-Unis — qui composaient la sphère de ses relations, appelaient familièrement Bob, était un jeune homme de grande espérance.

Ce n’était pas que, jusqu’à ce jour, il se fût particulièrement distingué par quelque coup d’éclat ou par quelque canaillerie sensationnelle. Non, l’occasion lui avait manqué, prétendait-il lui-même pour s’excuser (il est vrai que les malveillants disaient que c’était le courage). Mais il n’avait guère plus de vingt ans et il avait tout le temps de se rattraper.

C’était un jeune gentleman au teint plombé, aux cheveux collés aux tempes sous la casquette trop enfoncée, aux yeux faux et fuyants, à la mise négligée, à la démarche veule et à la parole traînante.

Il avait pour le travail, quel qu’il fût, une horreur instinctive et presque maladive, et, par contre, une fâcheuse propension à considérer comme sien le bien d’autrui. Du reste, il ne tenait pas particulièrement à voler, n’aimant pas du tout les villégiatures que le gouvernement américain offre aux gens de son acabit, et il professait à part lui que la crainte du policeman est le commencement de la sagesse… Cependant, comme, avant tout, il voulait ne rien faire, comme son vague métier de cordonnier le dégoûtait tant qu’il l’avait, depuis des mois, abandonné, il glissait de plus en plus sur la pente où le poussaient sa paresse et ses vices et qui aboutit généralement, non à la paille humide, puisqu’il n’y en a plus dans les cachots, mais au bagne, si ce n’est pire.

M. Bob Barden, ce jour-là, se trouvait de très mauvaise humeur.

Depuis le matin, il était en butte aux coups d’une fortune contraire. Tout d’abord, dès l’aube, à son avis, c’est-à-dire vers neuf heures, son logeur, homme brutal, redouté pour ses muscles d’ancien lutteur, l’avait jeté dehors, las de ne jamais toucher le loyer de sa misérable chambre. Bob avait obtenu à grand’peine la permission d’emporter ses bagages, consistant en trois faux cols (deux sales et un propre), deux mouchoirs troués et un peigne aux dents cassées.

Ensuite, il avait attendu en vain, à un rendez-vous fixe, un de ses meilleurs amis, M. Isaac Hands, qui devait lui apporter sa part du produit de la vente d’une bicyclette, trouvée l’avant-veille, toute seule, au coin d’une rue.

Enfin, une tentative faite, en désespoir de cause, pour emprunter un dollar à une autre de ses connaissances, un vieux receleur, Jérémie Shaw, avait essuyé un échec absolu, environné de considérations mortifiantes sur les incapables et les peureux.

Quant à s’adresser à Sam Smiling, il n’y avait pas à y songer. Après l’échec de la tentative faite pour obtenir de Jim Barden la seconde moitié du bracelet de corail, Sam, bien que Bob eût failli se rompre les os au cours de sa mission, l’avait mis à la porte de chez lui, et Bob craignait trop le redoutable cordonnier pour l’affronter de nouveau.

En conséquence, vers onze heures, dans un bar mal famé, Bob se trouvait assis devant un verre d’alcool qu’on avait consenti à lui servir à crédit. Apathique et morne, les mains dans ses poches vides, un bout de cigarette collé à la lèvre, il prêtait une oreille distraite à la conversation tenue en argot par trois chenapans de sa connaissance, qu’accompagnait une personne de mœurs peu farouches, qui pour le moment, la tête dans ses mains, dormait sur la table.

— Alors, c’est la bande à Sam Smiling qui a fait le coup ? dit, à mi-voix, un personnage chétif et blême. Vous avez des détails, Wilson ?