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Je sais seulement que c’est l’être le plus dangereux pour la société que je connaisse. Je l’étudie depuis plusieurs années. Trois fois, j’ai dû le faire enfermer dans un asile d’aliénés ; trois fois, après un temps plus ou moins long, il a été remis en liberté.

— Mais, pourquoi le relâche-t-on, s’il est fou ? dit la jeune fille.

— On le relâche quand il n’est plus fou. Il ne l’est que par intermittence et jamais complètement. On pourrait dire plus exactement que, par périodes plus ou moins longues, il change d’âme. Autant que j’aie pu m’en rendre compte, il y a en Jim Barden deux hommes dissemblables. Cela ne va pas, chez lui, jusqu’au doublement tranché et défini d’existence, que nous appelons l’état prime et l’état second, où un même individu a en lui deux personnalités distinctes, différentes, parfois diamétralement opposées d’instinct et de goût, qui se succèdent en s’ignorant l’une l’autre, Non, Jim Barden, est toujours Jim Barden. Jamais il ne cesse d’être lui-même pour devenir un autre. Mais en lui, à des intervalles irréguliers, se dresse une impulsion irrésistible qui le pousse vers le mal et qui fait de lui un criminel déterminé, habile et redoutable. Alors, il ne connaît plus rien que la violence déchaînée de ses instincts féroces. En tout temps, d’ailleurs, c’est un homme taciturne, farouche, brutal et soupçonneux ; mais, dans les périodes de calme, il a, je crois, le remords des crimes qu’il a commis pendant qu’il est sous l’influence morbide. J’ai épié son sommeil et je l’ai vu parfois se tordre d’angoisse sous le poids de cauchemars affreux, je l’ai entendu gémir, se plaindre, se débattre comme pour repousser des visions d’horreur.

— Quel forfait a-t-il commis ? demanda la jeune fille, frissonnante.

— Je ne les connais pas tous, et ceux dont on le soupçonne n’ont jamais été prouvés, tant son habileté est grande. Mon ami Randolph Allen, le chef de police, qui vient de me prévenir est, comme moi, persuadé que Jim Barden est coupable de nombreux crimes, exécutés toujours avec autant d’adresse que d’audace.

— Et on le laisse faire ?

— La loi est la loi. Barden est couvert par son adresse diabolique, et c’est, je vous le répète, un malade autant qu’un coupable. Il est dominé par la fatalité de son hérédité, il porte sur lui la marque de son destin.

Mlle  Hayes regarda avec surprise le docteur Lamar.

— La marque de son destin ? répéta-t-elle avec curiosité.

— Oui, Jim Barden est sous l’influence du Cercle Rouge.

— Le Cercle Rouge ? Qu’est-ce que cela, monsieur Lamar ? demanda, de plus en plus intriguée, la jeune fille. Est-ce que c’est un cercle d’anarchistes ? ajouta-t-elle à la réflexion.

Max Lamar secoua la tête.

— Non, c’est un phénomène physiologique mystérieux et frappant. Dans les moments où Jim devient un impulsif dominé par ses instincts criminels, où il est comme un fauve qui cherche une proie, sur le dos de sa main droite apparaît une marque. C’est d’abord une ombre rose, à peine visible, qui se précise rapidement, fonce de couleur, devient un stigmate circulaire, irrégulier, écarlate, qui couvre l’épiderme de sa main comme une couronne de sang : le Cercle Rouge.

— Monsieur Lamar, d’où lui vient cela ? murmura avec un frémissement de terreur Mlle  Hayes.

— Je ne sais pas. C’est une particularité physiologique analogue sans doute à ces nœvus qu’on appelle vulgairement taches de vin, à ces signes violets ou bruns que beaucoup de personnes présentent.

— Mais cela n’est rouge que par moments, dites-vous ?… Comment est-ce possible ?…

— Vous m’en demandez trop, mademoiselle Hayes, je vous ai dit que c’était inexplicable. On peut remarquer pourtant que, chez toutes les créatures humaines, certaines émotions font rougir le visage. Eh bien, le visage de Jim Barden ne rougit jamais, quelle que soit la fureur qui l’agite, mais alors, sur sa main, paraît le Cercle rouge…