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Marie-Thérèse, défaillante. — Je vous en prie.

D’Argine, penché sur elle. — Il m’avait semblé l’y apercevoir quelquefois, depuis que j’ai mis toute ma joie et toute ma tristesse dans la douceur ou dans l’indifférence de vos yeux. Mais vous étiez si calme en face de moi ! j’attendais… je souffrais… Tout à l’heure encore, lorsque je suis revenu pour tout vous dire, quel mal vous m’avez fait ! Quoi ! durant ces derniers mois, aucun événement n’avait marqué votre vie ! Je ne comptais pour rien !

Marie-Thérèse, faiblement. — Je ne savais pas… Je ne pensais pas…

D’Argine. — Cependant… cependant… il y avait des preuves irrécusables : j’étais gauche, je manquais d’esprit.

Marie-Thérèse. — Oui, oui, mais on ne tire pas de conclusions…

D’Argine. — Et maintenant ?

Marie-Thérèse. — Oh ! maintenant, je sais, je vois clair.

Elle tombe assise et se cache la figure.

D’Argine, après un silence. — Voilà les vrais, les meilleurs événements, Marie-Thérèse. On en attend toujours d’extraordinaires. On réclame les grandes douleurs et les grandes félicités. Il semble que le destin nous trahit, s’il ne nous accorde pas ces épreuves surhumaines qui nous paraissent les signes éclatants de sa faveur. On l’accuse, on se plaint. Et puis, un jour, tout à coup, on s’aperçoit que le grand événement a eu lieu, sans que rien vous en ait averti. Le miracle s’est produit dans le mystère de notre âme, dans le tumulte des petits faits quotidiens. Et toute notre existence a été bouleversée, tout l’avenir est engagé à notre insu… on a donné quelque chose de soi. On a pris la vie d’un autre… on est aimé…