Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son père, sous le regard pensif de Marthe, sous le regard anxieux de Suzanne, Philippe, après avoir, d’une façon très précise, raconté son entretien avec le soldat mourant, déclarait qu’il avait entendu de loin les protestations du commissaire spécial Jorancé.

La déclaration faite, il la signa.

IV

Le drame qui se déroula en cette nuit et en cette matinée fut si âpre, si virulent et si rapide, que les hôtes du Vieux-Moulin en demeurèrent comme assommés. Au lieu de les réunir dans une émotion commune, il les dispersa, leur laissant à tous une impression de gêne et de malaise.

Chez Philippe, cela se traduisit par une torpeur qui le tint endormi jusqu’au lendemain matin. Il se réveilla du reste en excellente disposition, mais avec un désir immense de solitude. Au fond, il craignait de se retrouver en présence de son père et de sa femme.

Il partit donc, de très bonne heure, à travers les bois et les prairies, s’arrêta dans une auberge, escalada le ballon de Vergix, et ne revint qu’au moment du déjeuner. Il était alors très calme et tout à fait maître de lui.

Pour des hommes comme Philippe, de nature droite, d’esprit généreux, mais qui ne perdent point leur temps à réfléchir sur les petits cas de conscience que suscite la vie quotidienne, le sentiment du devoir accompli devient, aux périodes de crise, une sorte de mesure d’après laquelle ils jugent leurs actes. Ce sentiment-là, Philippe l’éprouva en toute sa plénitude. Placé, par une série de circonstances anormales, entre l’obligation de trahir Suzanne ou l’obligation d’affirmer sous serment une chose qu’il ignorait, incontestablement il était en droit de mentir. Le mensonge était juste et naturel. Il ne niait certes pas la faute qu’il avait commise en succombant aux charmes et aux artifices de la jeune